LeMuslimPost : Un mois après l’assassinat d’Ali Abdallah Saleh, Sadeq Amin Abu Rass vient de prendre sa succession à la tête de son parti, pouvez-vous nous en dire plus sur son parcours et pourquoi c’est lui qui a été « choisi » ?

La disparition de Saleh le 4 décembre 2017 a laissé le paysage politique yéménite comme sonné. Même ses plus farouches adversaires se sont trouvés choqués par la mort brutale et humiliante de celui qui, au pouvoir de 1978 à 2012, puis dans l’ombre, avait de fait présidé aux destinées du pays, souvent pour le pire. La disparition de Saleh à la suite de sa mésestimation de la puissance effective de la rébellion houthiste contre laquelle il s’était retourné quelques jours auparavant impose donc maintenant une recomposition progressive des forces politiques. Ce que l’on appelait le clan Saleh, c’est-à-dire sa famille, sa tribu et ses affidés, qui avait progressivement monopolisé les ressources du pouvoir à compter des années 2000 est de fait laissé orphelin sur le terrain.

« La succession ‘normale’ d’Abu Rass annoncée en début de semaine ne doit pas occulter la fragmentation du parti »

Dans ce contexte, le parti fondé par Saleh, le Congrès populaire général (CPG), vient effectivement d’annoncer la nomination de Sadeq Amin Abu Rass à sa tête. Celui-ci est perçu comme un proche de Saleh et était numéro 3 du parti. Le numéro 2, Araf al-Zuka, étant lui aussi décédé aux côtés de Saleh, c’est donc une succession en apparence normale qui se produit. Mais en réalité, l’annonce du début de semaine ne doit pas occulter la fragmentation du CPG. Sa nomination a été immédiatement refusée par les fils et neveux de Saleh et ceux qui ont rejoint la coalition emmenée par l’Arabie saoudite.

Abu Rass est lui resté à Sanaa, en territoire contrôlé par la rébellion, et maintient en réalité l’alliance avec les houthistes contre la coalition, revenant de fait sur le revirement de Saleh de début décembre. Abu Rass suit là sans doute une partie de la base et notamment certains chefs tribaux qu’il représente et qui restent fermement opposés à la coalition militaire qui les bombarde depuis 2015. Originaire d’une puissante famille de la région du Jawf (au nord-est de Sanaa), Abu Rass a notamment œuvré au cours de sa carrière politique en tant que courroie de transmission entre l’Etat et les tribus et jouit de ce fait de solides réseaux. Mais cela n’en fait malgré tout pas une alternative politique.

« Le choix d’Abu Rass n’est pas une alternative crédible »

Vous avez écrit que le pouvoir et l’influence de Saleh étaient de fait usés, pourquoi?

En effet, malgré cette tentative de relance à travers la nomination d’Abu Rass, il est entendu que le CPG sans Saleh ressemble bien à une coquille vide. De plus, comme l’a montré la facilité avec laquelle les houthistes sont parvenus, en deux jours, à reprendre l’avantage et à tuer Saleh, celui-ci avait perdu sa capacité de mobilisation populaire et militaire. Y compris au sein des composantes de l’armée que l’on présupposait alors loyales à Saleh comme la garde républicaine, en réalité, les houthistes ont progressivement su depuis 2014, à Sanaa et dans bien des institutions, avancer leurs pions. Face à Saleh (et ses fils et neveux), ils incarnent une nouvelle génération mais aussi, sans doute, une forme de probité. Saleh et son clan sont eux associés à la corruption et à bien des compromissions. L’ancien président a certes fait montre pendant sa carrière longue de quatre décennies d’une baraka extraordinaire. Il avait indéniablement su diviser ses adversaires mais il a joué début décembre 2017 une partie de trop et a clairement surestimé ses propres forces.     

Malgré une série de revirements, les houthistes restent maitres des zones qu’ils contrôlent, peut-on anticiper une nouvelle division du Yémen pour offrir une porte de sortie honorable à la coalition menée par l’Arabie saoudite?

L’ancrage des houthistes est manifeste dans une partie significative du pays – que cela plaise ou non. Il est ainsi illusoire, comme le fait la coalition saoudienne de penser qu’une victoire militaire est possible contre eux. Dans ce cadre, il est important d’imaginer les mécanismes qui permettront de faire réémerger un processus politique, auquel les houthistes devront être partie prenante et qui permettra d’entrevoir une pacification. 

« L’idée d’une partition du Yémen est potentiellement séduisante »

Face à la popularité du mouvement sécessionniste au sud, conjugué à un état de fait militaire qui fragmente le pays entre un nord dominé par les houthistes et un sud contrôlé par leurs divers opposants, l’idée d’une séparation (et par-là d’un retour à la situation pré-1990 quand deux Yémen existaient côte à côte) peut être séduisante. Elle est en tout cas préconisée par une part importante, majoritaire peut-être, de la population du sud. Elle est également soutenue, bien qu’à demi-mot par les Emirats arabes unis qui, avec l’Arabie saoudite, sont très actifs dans le conflit. Mais l’idée d’une sécession pose en réalité sans doute plus de problèmes qu’elle n’en résout.

Pourquoi ?

Premièrement, se posent des questions liées à la division politique du sud. Entre milices salafistes, militants sudistes et combattants tribaux ou affiliés au pouvoir dit légitime du président Hadi qui y œuvrent, les objectifs ne convergent pas. Dans ce cadre, il n’est pas surprenant de constater que les régions libérées de l’emprise houthiste restent instables. Tel est le cas d’Aden qui, aux mains de la coalition et de ses alliés, est depuis plus de deux ans et demi en proie à des attentats chroniques, attribués aux jihadistes.

Deuxièmement, l’idée d’une division, même si l’on pourrait imaginer qu’elle règle la question sudiste, n’apporte pas de solution à son pendant nordiste ou houthiste. Or, le nord est le plus peuplé et, séparé du sud, manquerait alors singulièrement de ressources et d’infrastructures. A long terme, une telle option séparatiste poserait ainsi de sérieux problèmes de stabilité.

Le désastre humanitaire et les crimes de guerre commis sur place ne sont que peu relayés ici en Europe, comment expliquez-vous l’absence du Yémen de l’agenda politique et médiatique français ?

Il est vrai que le conflit yéménite demeure souvent caché ou ignoré en dépit du désastre qui s’y joue. Songeons qu’en 2017, un million de Yéménites ont été affectés par la plus importante épidémie de choléra jamais enregistrée dans l’histoire. Deux tiers des 30 millions d’habitants ont en outre un besoin urgent d’aide humanitaire et le chiffre de 10 000 morts comptabilisés est en réalité arrêté depuis un an et demi, sans doute donc bien en deçà de la réalité. 

On constate malgré tout un timide intérêt depuis plusieurs mois qui s’exprime notamment par un début de pression exercé par les occidentaux sur l’Arabie saoudite pour lever le blocus, largement responsable de la crise humanitaire, et modifier la stratégie militaire. Même Donald Trump y est allé de sa déclaration en décembre

Mais cette pression est sans doute tardive et insuffisante. Il y a de façon évidente quelques intérêts économiques, liés tout particulièrement aux contrats d’armements signés avec l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, qui contraignent de façon croissante les politiques étrangères. Les occidentaux sont par-là parties prenantes du conflit au Yémen et approvisionnent en armes la coalition tout en lui apportant une aide technique.

La France, de façon certes moins centrale que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne dont les bombes et les avions sont directement utilisés sur le front, y joue ainsi un rôle problématique qui tranche singulièrement avec certains discours centrés sur les droits de l’homme. Les citoyens sont en droit d’espérer davantage de cohérence mais aussi de transparence.

Relatif désintérêt des musulmans de France

Au-delà du niveau des responsables politiques, il est intéressant de comprendre pourquoi la société civile, les médias et l’opposition ne se saisissent pas davantage de la question yéménite. Il me semble qu’il y a une complexité propre du conflit qui rend difficile son appréhension et sa compréhension. Il y est difficile de raisonner de façon binaire ou manichéenne, d’autant plus que les houthistes sont eux-mêmes bien peu recommandables, adeptes d’un slogan anti-américain et ouvertement antisémite. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les populations musulmanes en France (mais aussi peut-être plus largement), il me semble que deux variables expliquent un relatif désintérêt et peut être un certain malaise. Cela patent par exemple quand on compare aux mobilisations autour de la Palestine, de la Syrie ou même des Rohingyas, sujets sur lesquels s’exprime une forme de consensus.

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Si la Palestine, la Syrie ou les Rohyingyas mobilisent, pourquoi pas le Yémen?

Au Yémen, l’appartenance des houthistes au zaydisme, une branche du chiisme et leur alliance avec l’Iran, freinent sans doute chez certains un processus d’identification et par-là une mobilisation. Pourtant, en critiquant l’option militaire adoptée par la coalition depuis bientôt trois ans, il ne s’agit pas de défendre les houthistes mais bien les civils ! Enfin, je pense que l’implication problématique de l’Arabie saoudite n’est pas toujours aisée à dénoncer pour certains croyants musulmans qui révèrent son statut symbolique, d’autant plus que celle-ci avec les Emirats arabes unis, développe une campagne de propagande massive tant au niveau institutionnel que médiatique au sujet de son rôle au Yémen. Mais aujourd’hui, chacun a les instruments pour être mieux informé et comprendre certains des égarements, voire des crimes, des politiques étrangères, que celles-ci soient occidentales ou israélienne, mais aussi régionales ou arabes.

Laurent Bonnefoy est chercheur CNRS au CERI/Sciences Po. Il est notamment l’auteur de Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre (Fayard, 2017). 

© Photo : Miguel Bueno Fifdh