La semaine dernière, le président de la FIFA, Gianni Infantino, a indiqué que l’organisation sportive serait « extrêmement ferme » en cas d’actes discriminatoires ou racistes lors de la Coupe du Monde 2018 qui se déroulera en Russie l’été prochain.  La FIFA indique qu’elle mettra en place une « procédure en trois étapes », qui permettra « à l’arbitre d’interrompre la rencontre voire d’y mettre fin et ce pour la première fois durant une Coupe du Monde. » Marie-Cécile Naves, co-auteure avec Julian Jappert du livre « Le pouvoir du sport », aux éditions FYP, revient sur cette décision et sur le racisme dans le football, et dans le sport en général.

« Le racisme n’est pas nécessairement volontaire et conscient dans le sport »

LeMuslimPost : On parle du racisme dans le sport depuis des décennies et on a l’impression que rien n’évolue. Pourquoi ?

Marie-Cécile Naves : Je trouve qu’on n’en parle pas encore assez. D’une part, parce que, dans le racisme et toutes les autres formes de discriminations, les préjugés et les habitudes persistent et, d’autre part, parce que le sport se voit comme une sphère protégée, du fait de ses valeurs humanistes et méritocratiques. Or ces valeurs demeurent souvent abstraites, incantatoires, servant d’alibi au conservatisme. Comme le dit Ben Carrington, professeur à l’université de Southern California, dans un livre récent, « le sport joue un rôle très important dans la production et la reproduction des idées sur la ‘race’ et la différence ‘raciale’. »

Par ailleurs, et comme dans toutes les autres sphères sociales, le racisme n’est pas nécessairement volontaire et conscient dans le sport. Il peut ainsi s’agir d’un racisme institutionnel — cette expression fait aujourd’hui débat en France alors qu’elle renvoie à des recherches de sciences sociales —, dont l’une des manifestations est que l’encadrement du sport français (et international) et très largement « blanc » — et masculin. Et quelques exemples de réussite individuelle n’ont jamais fait une réalité sociale.

« Combattre le racisme et les discriminations suppose de les mettre au jour et de les nommer »

Cependant, les choses évoluent dans le bon sens. Premièrement, les nouvelles technologies permettent des dénonciations et des mobilisations nouvelles et plus nombreuses qu’autrefois. Comme dans le cas du sexisme, certaines habitudes ne sont plus tolérées. Quand vous voyez dix dirigeants du sport, tous des hommes blancs, sur une photo pour célébrer les valeurs sportives, ça ne passe plus. Paris 2024 a aussi permis cette impulsion d’ouverture vers d’autres talents, d’autres personnalités, en élargissant sa gouvernance hors du mouvement sportif fédéral.

Deuxièmement, l’affirmation des principes de tolérance du sport s’est renforcée ces dernières années dans les pays occidentaux, avec l’influence d’acteurs majeurs du sport (NBA, NCCA, Super Bowl, aux Etats-Unis, par exemple) en faveur de l’égalité des droits. Le dernier exemple en date est la bataille, initiée par la star Colin Kaepernick et menée par de nombreux joueurs de football, contre le racisme anti-Noirs. L’audience d’un tel engagement est immense, dans le monde entier, du fait de l’aura de ces sportifs et du sentiment d’appartenance qu’ils occasionnent.

Combattre le racisme et les inégalités et discriminations en général suppose de les mettre au jour et de les nommer. A moins de prendre le risque d’un changement très lent et donc très long. C’est un choix politique. Soit on met au service de tous la diversité des talents et des expériences, dans une société de fait multiculturelle, soit on poursuit un entre-soi délétère, profondément old school et peu innovant.

Les initiatives sont nombreuses : l’Union européenne mise sur le sport pour promouvoir l’insertion sociale des réfugiés et met sur pied des dispositifs en ce sens, et les grandes organisations internationales comme l’UEFA et la FIFA sont en première ligne. En 2016, la FIFA a créé le FIFA Diversity Award et organisé la quinzième édition des FIFA Anti-Discrimination Days. L’UEFA a créé le réseau Football Against Racism in Europe (FARE) qui mène des actions de sensibilisation contre les discriminations et prévoit des sanctions en cas d’actes racistes pendant les matchs (chez les joueurs comme chez les supporters). Il faut impérativement s’en inspirer.

« Notre pays ne fait pas suffisamment confiance à sa jeunesse »

La lutte contre le racisme et le sexisme passe-t-elle par le sport ou ce sont les changements dans la société qui vont faire évoluer ce problème ?

Les deux vont de pair. Si les inégalités sont réduites dans le sport et si cette évolution est visible, les autres sphères sociales s’en inspireront, et réciproquement. Par exemple, on a réussi à imposer le non-cumul des mandats en politique ; cela pourrait être bientôt le cas dans le sport.

La question est celle de la prise d’exemple, notamment pour la jeunesse. Il faut montrer qu’on peut réussir dans le sport, dans la pratique – ce qui suppose de développer le « double projet » scolaire et universitaire -, mais aussi dans le management, et qu’on peut aussi réussir ailleurs. Les leviers de succès individuel ne doivent pas être figés selon l’origine socio-économique ou territoriale et selon le sexe. L’enjeu est celui de la fluidité des parcours, de la liberté individuelle, de l’ouverture du champ des possibles.

Dans l’emploi, l’orientation scolaire, et l’accès aux ressources en général, la lutte contre les discriminations doit être plus déterminée, plus audacieuse. Notre pays ne fait pas suffisamment confiance à sa jeunesse.

C’est pour cela qu’il faut aller vers une plus grande reconnaissance des compétences, au sens de savoir faire et savoir être – les fameuses soft skills -, acquises dans le sport, qu’il s’agisse de la pratique ou de l’encadrement, souvent bénévole. Ces compétences doivent pouvoir être transférables dans le monde scolaire et professionnel.

« Le sport ne peut pas, à lui seul, changer la société mais il peut y contribuer »

A l’aube des JO à Paris, les enjeux du sport demeurent-ils sous-estimés dans notre pays par les responsables politiques ? 

Je partirai de l’exemple de l’intelligence artificielle, qui fait peur. On sait que d’ici 30 ans, a minima, la moitié des métiers actuels n’existeront plus. Et ce chiffre est sans doute sous-estimé. Face à cette évolution inéluctable, soit on ferme les yeux et on s’enferme dans le village d’Astérix en protestant contre le progrès, soit on décide d’agir et d’en faire une opportunité pour transformer notre rapport à l’éducation, à la formation et à l’emploi afin d’en devenir des actrices et des acteurs à part entière.

Le sport y a toute sa place et le contexte est favorable, en France, avec l’organisation de plusieurs grandes compétitions : l’Euro féminin de handball, la Ryder Cup et les Gay Games en 2018, la Coupe du Monde féminine de football en 2019, la Coupe du Monde masculine de rugby en 2023 et bien sûr les Jeux Olympiques et Paralympiques en 2024. « L’héritage », autrement dit les retombées sociétales (y compris éducatives), en amont, pendant et en aval de ces événements, sont posées par tous les organisateurs.

Face aux discours déclinistes, aux crispations identitaires, aux tentations de backlash sur l’égalité, le sport est, je le crois profondément, un levier d’innovation sous-utilisé. Ce sont des points de croissance à gagner, ce sont des compétences qu’il faut arrêter de gaspiller, c’est aussi de la cohésion sociale à consolider. Cela suppose de disposer d’indicateurs et d’évaluations indépendantes sur les retombées du sport. Il faut donc continuer à ouvrir sa gouvernance à d’autres compétences, à d’autres expertises, issues du monde académique, économique, sanitaire, voire artistique.

Cela implique aussi, au sein même du mouvement sportif, plus de partage et l’abandon de privilèges et d’habitudes, je dirais même d’un « confort » ; donc tout le monde n’adhère pas à ce projet. Ce n’est pas une raison pour ne pas le mettre en œuvre. L’innovation vient souvent d’une pensée « out of the box ». Le sport ne peut pas, à lui seul, changer la société. Mais, en recréant du commun, et valorisant le potentiel de chacune et chacun, il peut y contribuer plus qu’on ne le croit.