« Le militantisme c’est quelque chose qui m’a toujours touchée, j’ai toujours été sensible à la lutte contre l’injustice. » Quand Rokhaya Diallo revient sur son parcours, on s’aperçoit forcément du chemin parcouru. Et quel chemin ! Tout a commencé du côté de La Courneuve. C’est dans cette ville de Seine-Saint-Denis que Rokhaya Diallo débute ce qu’elle définit comme « un parcours atypique. » Pour financer ses études de commerce après un master en droit, la jeune femme effectue une demande de financement à la ville. « En échange, je me suis engagée à m’impliquer au sein du tout nouveau Conseil local de la jeunesse de la ville dont le but était de permettre l’accès à la citoyenneté des jeunes les moins favorisés », se souvient Rokhaya. Dès lors, elle n’aura de cesse de s’attaquer aux inégalités quelles qu’elles soient.

« On retrouve des valeurs féministes dans l’histoire de l’Islam »

A l’origine de tous ses combats, Rokhaya Diallo a un modèle : sa mère, « une femme immigrée qui a quitté son pays pour rejoindre son mari dans un pays qu’elle ne connaissait pas », résume la militante, qui ajoute : « Je l’ai toujours vue se battre, être fière, c’est une inspiration. » De quoi donner à la Parisienne un regard particulier sur l’immigration. « Ce qu’on ne dit pas, explique Rokhaya, c’est que l’immigration est une vraie aventure entrepreneuriale, ce sont des gens extrêmement courageux, qui quittent tout pour aller dans des pays où ils sont minoritaires. Et qui finalement se construisent un univers, une place dans un environnement qui n’était pas favorable. » Et ça, forcément, cela touche Rokhaya qui trouve ces personnes « admirables. »

Et si elle est aujourd’hui l’une des féministes les plus reconnues de France, c’est aussi grâce à la famille, grâce à cette chance « d’avoir eu une mère qui était courageuse et qui a eu la possibilité de forger sa propre émancipation. Evidement avec l’aide de mon père, mais c’est une femme forte qui m’a élevée. » C’est parce que ses parents « étaient à égalité » qu’elle a sans doute toujours milité pour l’égalité femmes-hommes. Féministe et musulmane, un mélange qui détonne. Et qui étonne parfois. Mais Rokhaya balaie les critiques de ceux qui trouvent cela contradictoire. « Toutes les valeurs du féminisme ne se trouvent pas uniquement dans les écrits des penseurs occidentaux, il y a eu de femmes féministes bien avant la rencontre entre l’Occident, l’Afrique et le Moyen-Orient, tient à rappelle Rokhaya. On retrouve d’ailleurs des valeurs féministes dans l’histoire de l’Islam. »

« Dans la représentation des musulmans de France dans les débats, il n’y a jamais de Noirs »

C’est ça qui est intéressant lorsqu’on discute avec Rokhaya Diallo. Elle maîtrise son sujet. « Pour les femmes, l’Islam a été une grande avancée, le Coran a quand même apporté beaucoup plus de droits et une protection supérieure aux femmes de l’époque, les femmes musulmanes avaient beaucoup plus de droits que les femmes des nations occidentales », rappelle-t-elle avant de faire un parallèle sur l’actualité du moment : « la femme du Prophète, Khadija, était plus âgée et plus riche que lui. Et lorsqu’on compare ça à la manière dont on qualifie encore aujourd’hui Brigitte Macron… On voit bien que ce qui était accepté il y a plus de 1 400 ans dans la péninsule arabique n’est toujours pas considéré comme acceptable en France aujourd’hui. » Quand on tape sur l’Islam pour dénoncer le sexisme, ça irrite donc forcément Rokhaya.

Et pourtant, on lui fait plus souvent remarquer sa couleur de peau plutôt que sa religion. Comme si être noire protégeait d’une certaine islamophobie. « J’ai l’impression que les musulmans, quand ils sont d’origine maghrébine, sont perçus comme dangereux et violents. Il y a une véritable haine contre eux. Alors que l’Islam des noirs n’est pas du tout vécu comme une menace, c’est comme s’ils étaient trop idiots », décrit la militante qui fait remarquer que, « dans la représentation des musulmans de France dans les débats, il n’y a jamais de Noirs. Il y a une réelle invisibilité, alors qu’on estime que 30 % des musulmans en France sont noirs », dit-elle, rappelant l’islamité de Mayotte. « C’est comme si, lorsqu’on est noir, on ne peut pas être juif, musulman, on est juste noir et ça efface tout le reste », affirme Rokhaya, qui se félicite d’avoir un avantage, celui d’avoir « une marge plus importante pour parler d’islamophobie. »

« J’ai créé les Indivisibles parce que j’en avais marre qu’on parle pour moi »

L’un des autres combats de Rokhaya Diallo, c’est la lutte contre le racisme. Et ce n’est pas une mince affaire. Elle qui voyage entre la France et les Etats-Unis estime que dans notre pays, « on a beaucoup plus de mal à appréhender la question raciale, on en parle moins, on ne reconnait même pas les violences policières. » Bien sûr, le racisme est présent aux Etats-Unis mais, ajoute Rokhaya, « en France, on sait que les minorités sont surexposées à ce type de violence, mais il n’y a pas de politique publique pour combattre ça. Nous avons cette culture de l’universalisme, qui donne le sentiment qu’on ne tient pas compte des couleurs alors qu’en réalité au quotidien, la couleur a des conséquences dans la recherche d’emploi, d’appartement ou vis-à-vis des violences policières. » Dans notre pays, « on n’arrive pas à exprimer des mots pour parler de ce qu’il se passe, donc on n’en parle pas. »

C’est pour mettre fin à ce silence assourdissant vis-à-vis du racisme que Rokhaya Diallo a lancé, en 2007, avec quelques amis, l’association Les Indivisibles. Avec un objectif : « Déconstruire les clichés racistes dans les médias. » C’est au sein de ce collectif que Rokhaya lancé la cérémonie parodique des Y’a bon Awards, qui décerne chaque année des trophées aux auteurs des pires propos racistes. « J’en avais marre d’allumer ma télé et de me faire insulter, sans que moi ou quelqu’un qui me ressemble puisse être présent et dire : ‘Eh, mais tu parles de quoi ?’ » Ironie du sort : Rokhaya Diallo est alors invitée sur de nombreux plateaux de télé. « J’ai créé les Indivisibles parce que j’en avais marre qu’on parle pour moi, mais sans imaginer une seule seconde que je me retrouverais avec la possibilité de répondre directement sur un plateau. »

« On ne peut pas gagner seul, ni en s’élevant contre d’autres minorités »

Dix ans plus tard, Rokhaya est toujours régulièrement invitée par les télévisions pour parler de féminisme, de racisme ou d’islamophobie. Entre autres sujets. Dix ans pendant lesquels tout a changé. La résurgence de Facebook et Twitter a fait un bien fou au militantisme. « Avec l’arrivée des réseaux sociaux, aujourd’hui, Laurence Rossignol dit un truc qui serait passé totalement inaperçu il y a dix ans et qui m’aurait énervée dans mon coin. Là, ça fait un buzz. » Internet permet maintenant « à des gens qui étaient sans-voix de faire peser leurs voix en les additionnant sur les réseaux sociaux, où la vigilance se pratique chaque jour, ce qui oblige les médias traditionnels à tenir compte de leur colère. » Une avancée dans le militantisme qui permet, assure Rokhaya, de « pointer du doigt les différentes horreurs que peuvent dire les élites. »

Rokhaya Diallo se nourrit beaucoup de ces réseaux sociaux, mais aussi de son entourage qui lui a permis d’être « solidaire de toutes les causes, mêmes celles qui ne me touchent pas directement. » Comme en ce qui concerne l’homophobie ou la transphobie. Pour elle, il est primordial de ne pas être exclusivement centrée sur des causes personnelles et que tous les militants s’unissent. « C’est important, d’articuler toutes les luttes car on ne peut pas gagner seul, ni en s’élevant contre d’autres minorités. Pour moi c’est presque naturel, car j’ai eu la chance de faire de belles rencontres qui m’ont sensibilisées à des choses auxquelles je n’étais pas forcements exposée », indique Rokhaya Diallo, une femme de convictions qui continue inlassablement ses combats pour réduire comme il se doit les injustices dans notre pays.

Photo : © Brigitte Sombié