« Un discours identitaire dominant — qui transcende le vieux clivage extrême-droite/droite/gauche — tente d’imposer une représentation de l’identité française réduite à une identité majoritaire. Celle-ci est érigée en identité unique, supérieure, immuable, figée, réifiée. Cette idéologie de la supériorité identitaire de l’identité majoritaire charrie une mise en accusation du pluralisme, du multiculturalisme et du cosmopolitisme, censés menacer l’unité de la nation et la laïcité de la République. La menace nationale n’est plus symbolisée par le groupe social incarné par l’identité ouvrière, mais par une communauté fantasmée constitutive d’une peur de l’identité musulmane d’autant plus forte qu’elle se rend visible. La présomption d’anti-républicanisme pèse sur « les musulmans ». L’identification de cette identité minoritaire comme menace identitaire nourrit une réaction (de repli ou de rétractation) identitaire de la part de l’identité majoritaire comme de celle de l’identité musulmane. Le piège identitaire se referme ainsi sur l’ensemble de la communauté nationale fragmentée. La République est prise dans un cercle vicieux, elle est prise aussi en étau entre la réalité d’un « islam identitaire » et la construction d’un « islam imaginaire ». La République subit une instrumentalisation du religieux comme de la laïcité. Les tenants d’une République identitaire tente d’imposer une conception de la laïcité qui va bien au-delà de la lettre et de l’esprit de la Loi de 1905. Le principe juridique devient norme culturelle et instrument idéologique. L’identitarisme – même frappé du sceau républicain – est un intégrisme.

« La volonté légitime de définir un Nous bascule dans une entreprise idéologique d’exclusion d’un Eux »

En proie à des sentiments mêlés de peur et de nostalgie, en manque d’inspiration et tournée vers le passé, la République n’est pas en paix avec elle-même. Elle est perpétuellement en quête de sa propre identité-sécurité via la poursuite d’un ennemi intime, dont le profil se résume à un agrégat de stéréotypes ramassés dans la figure du « jeune-musulman-de-banlieue », héritier d’un d’un racisme anti-arabe et anti-noir et véritable bouc émissaire ou victime expiatoire des crises françaises contemporaines. Si les attaques terroristes cristallisent cette frontière intérieure qui traverse un Nous en mal de substance et de fluidité, elle a aussi révélé la pulsion de mort, le nihilisme – sous le voile djihadiste – qui s’est emparé de l’âme de certains des enfants de la République confinés à la fonction d’ennemi intime de la République.

L’instinct de survie comme le réflexe national-sécuritaire ne suffisent pas à combler le vide et à dessiner un avenir. La tentation de réduire le cercle de la communauté nationale à un noyau dur identitaire sur fond de néonationalisme rampant crispe davantage encore une société qui sombre dans le nombrilisme et la confusion générale – entre République et nation, entre laïcité et sécularisation, entre islam et islamisme, entre citoyenneté, nationalité, culture, ethnie et religion, etc. La volonté légitime de définir un Nous bascule dans une entreprise idéologique d’exclusion d’un Eux, pourtant de Nous. La liberté, l’égalité et la fraternité se trouvent fragilisées. La devise républicaine risque de laisser place à une nouvelle devise nationale : « autorité, sécurité, identité ». La République mérite mieux qu’un triptyque axiologique nourrit par les pulsions de la « tyrannie de la majorité », déjà décriée par Tocqueville et étrangère à l’esprit progressiste des Lumières.

« Le triomphe idéologique des maîtres de l’’invention de la réalité’, hantés par la peur du ‘grand remplacement’ »

Confrontée à ce pluralisme, la machine républicaine à produire l’identification à la communauté nationale s’est enrayée. Pis la polarisation de l’ordre politique et social autour d’une conception essentialiste et culturaliste de la question de l’identité est à la base de notre désunion nationale. Elle dénote une dérive mettant en péril la possibilité d’un Nous. Malgré l’impasse intellectuelle et politique de cette obsession identitaire et la faiblesse des propositions de sortie du déclin fustigé (soit essentiellement le retour aux frontières closes et à la doctrine assimilatrice d’antan), force est de constater le triomphe idéologique des maîtres de l’« invention de la réalité », hantés par la peur du «grand remplacement».

L’identité éternelle n’existe pas. Elle a vocation de muer au sein d’un Contrat social vivant. L’identité de la République est appelée à continuer à se construire, mais sans rupture avec le passé, car cette identité évolutive garde en elle un substrat hérité d’une histoire nationale. Le dogmatisme et le moralisme qui imprègnent le discours républicain officiel échouent à définir les valeurs partagées d’une communauté politique au-dessus des identités plurielles et qui ne se réduit pas à l’identité majoritaire.

Bien qu’érigée en religion de substitution, la République ne saurait être réduite à une chose sacrée et statufiée. Il faut dépasser la seule logique mémorielle et commémorative pour inscrire la République dans une logique dynamique de revitalisation de sa matrice progressiste. Pourquoi pas un lieu (une nouvelle assemblée constituante ?), un moment d’histoire (un « printemps républicain » ?), pour trouver le chemin vers une « République progressiste », loin des sentiers battus du républicanisme et du multiculturalisme ? Si le progressisme n’exclut pas la question de l’identité, son approche doit pendre la forme de « politiques d’égalité ». La justice sociale, telle est le socle de la République, telle est la première réponse aux dérives identitaires.

« Le défi réside bel et bien dans la création d’une identification collective à une communauté une et plurielle »

Le politique tente de réinvestir le champ des représentations et des valeurs morales. En soi, l’entreprise n’est pas illégitime : le politique est aussi d’ordre axiologique. Le problème réside dans le « surinvestissement ». Ainsi, la laïcité est investie de pouvoirs magiques, elle aurait réponse à tout pour le politique tenté par le désengagement de la lutte contre la désintégration spatiale et sociale qui gangrène la cohésion nationale. Promouvoir l’identité pour mieux neutraliser l’exigence d’égalité est une stratégie qui ignore l’essence même de la République. Le 3 juillet 1905, Aristide Briand, père fondateur de la loi de 1905, déclarait à la Chambre des députés : « La réalisation de cette réforme aura pour effet désirable d’affranchir ce pays d’une véritable hantise, sous l’influence de laquelle il n’a que trop négligé tant d’autres questions importantes d’ordre économique et social. »

Le défi réside bel et bien dans la création d’une identification collective à une communauté une et plurielle dans une « grande nation inclusive » seule à même de répondre à la question première : sommes-Nous ? »