Suite à l’annonce de la rupture des relations diplomatiques entre plusieurs pays du Golfe et le Qatar, nous avons demandé à Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe), spécialiste des questions de sécurité européenne et internationale et de relations internationales, de nous expliquer la situation. Qu’est-ce qui se cache implicitement derrière cette rupture diplomatique entre plusieurs pays et le Qatar ? les conséquences pourraient-elles être graves ou est-ce anecdotique ? Y a-t-il une réelle relation entre le Qatar et l’Iran, notamment au Yemen ? L’expert répond à ces différentes questions.

La décision de plusieurs pays appartenant au Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis), suivis par le Yemen et l’Egypte, de rompre, dimanche 5 juin, leurs relations diplomatiques avec le Qatar a pu surprendre, par sa coordination, entre pays aux intérêts stratégiques et relations diplomatiques parfois contradictoires. Néanmoins, les désaccords entre les six membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) couvaient depuis déjà quelques mois. Il ne touche pas seulement le Qatar versus le CCG, mais résonne à la Ligue arabe et ramène, bien évidemment, à une guerre sourde — quoique de plus en plus audible — entre Etats arabes sunnites de la rive méridionale du Golfe persique et l’Iran.

Donald Trump a solidifié le lien avec l’Arabie Saoudite

Il faut ainsi voir dans le déplacement du Président américain, Donald Trump, à Riyad, il y a deux semaines, comme le véritable déclencheur de la boite de pandore auquel nous assistons entre puissances régionales du Golfe persique. En effet, le président américain, en réaffirmant la solidité et la pérennité du lien avec le royaume saoudien — à l’aune, il est vrai, de 380 milliards d’euros de contrats, dont 110 milliards pour l’armement (24 milliards sont déjà exécutés et le reste sera soumis à l’approbation du Congrès américain) — semble avoir donné son feu vert « implicite » à un certain nombre de dignitaires régionaux, dont, son prédécesseur, Barack Obama, avait su juguler les ardeurs. C’est ainsi le cas d’Hamed Ben Issa Al Khalifa, souverain de Bahreïn, qui a cru voir, dans le discours résolument anti-iranien du président Trump, une tacite autorisation à reprendre la violente répression contre le soulèvement populaire et révolutionnaire initié dans la foulée des Printemps arabes, depuis 2011 et présenté par le pouvoir, depuis 2013, comme étant l’oeuvre de la minorité chiite. Plusieurs manifestants arrêtés et molestés sont venus corroborer cette nouvelle réalité, la semaine dernière. La décision de donner deux semaines aux ressortissants qataris pour quitter Bahrein s’explique dans ce contexte. Il est ainsi plus aisé de pointer du doigt Doha que Téhéran… dans un premier temps, du moins.

Pour revenir au cas qatari, c’est encore le facteur iranien qui semble avoir « provoqué » réellement l’ire du Roi Salman Bin Abdulaziz. En effet, derrière l’accusation de soutien au terrorisme brandie par cette coalition hétéroclite — eu égard à leurs propres «  liaisons dangereuses »  avec certaines des idéologies qu’ils sont prompts à dénoncer à l’encontre de Doha —, le coup de téléphone récent entre l’émir du Qatar, Tamin Ben Hamad Khalifa Al-Thani, et le président Hassan Rohani, réélu le 19 mai dernier, n’est décidément pas passé ! Il y a de quoi : les deux puissances gazières (le Qatar est le premier exportateur de gaz liquéfié – GNL – possédant à elles deux près de 28 % des réserves mondiales, soit plus ensemble que la Russie et nettement plus que l’Arabie Saoudite) qui se font face, appelaient à « dépasser leurs différends », et ils sont pourtant nombreux. 

La chute des prix du pétrole a aussi affecté durablement l’économie du Qatar et de ses 2,6 millions d’habitants, et ce, alors qu’elle doit accueillir en 2020, la prochaine édition de la Coupe du Monde de Football. 

L’Iran et le Qatar, dont l’avenir énergétique est inexorablement lié, via le mega gisement « partagé » (North Field/South Pars) avait donc toutes les raisons de s’entendre, malgré leurs appréciations différentes sur les principaux dossiers régionaux.

En Syrie, l’Iran arme le Hezbollah et soutient le régime de Bachar Al-Assad, alors que Doha finance et soutient des organisations considérées comme terroristes qui les combattent, à l’instar du Front Fatah al-Cham… Riyad a d’ailleurs récemment critiqué l’accueil sur le sol qatari d’activistes des Frères musulmans exilés d’Egypte, de peur qu’ils puissent faire la jonction avec ceux que Riyad entend combattre sur son sol. 

 Au Yemen, Doha est engagé militairement — dans le cadre des Opérations « Tempête décisive » et « Restaurer l’espoir » depuis mars 2015, aux côtés, du reste de l’Arabie Saoudite, de l’Egypte et des EAU et de plusieurs autres Etats arabes — contre les rebelles houthis chiites, supposément soutenus par Téhéran.

Riyad, le fer de lance du « containment » iranien

Il faut ainsi prendre en considération que l’inextricable conflit au Yemen semble catalyser les oppositions entre partenaires d’hier. Le jusqu’au-boutisme de Riyad d’un conflit qui a provoqué 120 000 victimes — 10 000 morts et blessés —, ainsi que le poids financier et humain considérable, deviennent de puissants facteurs de blocages, faisant s’effriter l’unité de façade au sein de la coalition cherchant à chasser du pouvoir l’ancien président Ali Abdullah Saleh , soutenu par les milices houthis, grâce au soutien logistique de Téhéran. C’est le cas le cas des EAU qui, avec 4 000 hommes engagés sur place et plusieurs dizaines de militaires tués et matériels blindés et bateaux détruits, voit un quart de leurs forces armées mobilisées.

L’Egypte est, aussi, de moins en moins encline à soutenir le douloureux effort militaire de la coalition internationale, sensée remettre en selle l’actuel président And Rabbo Mansour Hadi, depuis mars 2015, réunissant l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, le Soudan, le Maroc, la Jordanie, Koweit, Bahreïn, sans oublier de facto le Qatar !

De quoi, donc, courroucer et provoquer l’Arabie Saoudite, qui ressort renforcée par la visite de Donald Trump, et semble avoir été assurée par Washington de son indéfectible soutien comme le fer de lance du « containment » iranien. A ce titre, le risque est grand que les 110 milliards de dollars que les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite souhaitent consacrer à la protection des frontières du Royaume et de ses voisins ne trouvent, avec cette crise, une funeste occasion d’être mis en oeuvre. Le nouveau Secrétaire d’Etat à la défense américaine, John Mattis, semble avoir compris le danger de provoquer directement Téhéran sur le conflit yéménite. L’arraisonnement d’un bateau iranien avait failli, il y a quelques semaines, provoquer cet embrasement redouté. Nul doute, qu’une telle perspective, via une confrontation armée avec le  Qatar, serait tout aussi provocatrice. 

Doha a répondu aux appels de pied russes

Rappelons, que la Qatar possède une armée puissamment et particulièrement bien entrainée, même si les 24 Rafales achetés en 2015 pour un montant de 6,3 milliards d’euros à la France ne sont pas encore en service dans leur intégralité. 

La décision égyptienne s’inscrit elle dans une logique de suivisme par intérêt avec Riyad. En effet, les 16 milliards de dollars que le Royaume saoudien à promis au président Al-Sissi et ce, pour compenser la relative «  frilosité »  des grands bailleurs de fonds (telles que le FMI et l’UE) sur fond de critique en matière de droits de l’Homme et d’arrestation en juillet 2013 du président élu Mohamed Morsi, est indispensable pour lutter contre le terrorisme islamiste sur les deux fronts que constituent la frontière avec la Libye et le Sinaï.

Par ailleurs et surtout, le combat contre les Frères musulmans avait poussé Le Caire à désigner, très tôt, Doha comme leur principal soutien financier et diplomatique, rejoignant ainsi leurs partenaires émiriens dans la projection de « l’Islam du juste milieux » véhiculé par le recteur de l’Université Al-Azhar du Caire et le Conseil des Sages Musulmans, dont le siège est à Abou Dhabi, comme l’arme « intellectuelle » contre l’entrisme de l’idéologie tekfiriste prônée par la confrérie frèriste fondée en 1928 par Hassan el-Banna. Rajoutons à cela, que Doha semblait également répondre aux appels de pied russes, comme l’atteste le rachat par le Qatar de 19,6 % de la compagnie russe d’extraction pétrolière Rosneft et l’on comprend pourquoi Doha semble désormais gêner des voisins soucieux de donner les meilleurs gages à Washington.

Pas de risque d’intervention contre Doha… mais prudence

Il est intéressant de noter, à cet effet, que ni Oman, ni le Koweit, qui ont toujours su garder des positions médiatrices, n’ont décidé de jeter de l’huile sur le feu…Mascate, comme Ankara et Téhéran (qui y a stationné une base militaire), ont, du reste, appelé dans les dernières heures, à jouer les médiateurs. Washington, en arroseur arrosé, en est ainsi réduit à chercher à obtenir en urgence une certaine forme de désescalade. Washington a fait du Qatar, le quartier général des ses opérations anti-daesh. En Irak et en Syrie, 10 000 de ses soldats y sont stationnés, sa 6e Flotte y mouille ! cela rend ainsi peu probable une intervention militaire contre Doha !

Néanmoins, lorsque l’Arabie Saoudite bloque la seule frontière terrestre du Qatar, à travers laquelle transitent 95 % des besoins alimentaires du pays, en pleine période de Ramadan, il y a, quand même de quoi rester vigilant…

En tout état de cause, le roi Salman aura réussi ce formidable tour de force consistant à dévier l’attention sur les responsabilités du Royaume Wahhabite dans le soutien à certains mouvements et organisations islamistes et ce, au moment où le rapport pointant la responsabilité dans le soutien à certains groupes djihadistes, de plusieurs personnalités saoudiennes, à l’instar du prince Bandar Ben Sultan (qui fut ambassadeur saoudien à Washington de 1983 à 2005) ou encore de l’ancien chef des Mukhabarat (services de renseignements) Turki ben faisal Al Saud, semble enterré (du moins de ces qui est ressorti du déplacement de Donald Trump à Riyad) et qu’un rapport identique diligenté par l’ancien Premier ministre britannique, David Cameron, concernant le financement du terrorisme devrait subir le même sort.