Philippe Lentschener est spécialiste de communication politique et cofondateur de l’agence d’intelligence digitale Réputation 7. Entre les deux tours des législatives 2017, il revient sur le chamboulement politique que nous sommes en train de vivre.

LeMuslimPost : Avec seulement 65 candidats qualifiés au second tour, le Parti socialiste a-t-il été définitivement tué par La République en Marche (LREM) ?

Philippe Lentschener : Le PS s’est bâti sur trois rêves qui sont révélés avec le temps devenir trois mensonges. Tout d’abord, il s’est dit le parti des idées. Le PS est en réalité le parti des idées… de certains. Des gens ont vu que, lorsqu’ils allaient en section pour discuter d’une motion de congrès ou d’un problème gouvernemental, c’était de la garderie, une manière de faire croire que la section avait un sens. Le PS, ce sont en réalité dix personnes qui décident entre elles : les 35 heures et la taxe à 75 % ne sont pas nées en réunion ou en congrès de fédérations. On a aussi laissé croire que le PS était un parti démocratique… Or, il a été décidé qu’Harlem Désir en serait le premier secrétaire, puis on a décidé que ça suffisait. Alors Jean-Christophe Cambadélis a été premier secrétaire. Auparavant, Martine Aubry a volé la victoire de Ségolène Royal en attendant la dernière minute pour connaître le nombre de voix de Royal afin que sa fédération produise plus de voix. Et auparavant, le « non » était majoritaire au sein du PS mais il a été organisé la victoire du « oui ». Le troisième mensonge, c’est le renouvellement des élites. Cela fait vingt-cinq ans que les membres du PS, entre eux, se redistribuent les pouvoirs. LREM est arrivé avec un message simple : « Vous allez produire vos idées, vous déciderez entre vous de la façon dont vous allez vous organiser et on va renouveler les élites. » Le PS, parti bâti sur des pratiques en contradiction avec ses actes, est apparu comme bâti sur des mensonges ; il ne peut donc qu’imploser car ses pratiques sont, pour les gens, devenues inadmissibles et synonymes de mensonges.

« Les gens de LREM ne sont pas des rebelles, ils n’ont jamais eu de citadelles à faire tomber »

Le mouvement LREM va-t-il pouvoir tenir ces trois promesses que le PS n’a jamais tenues ?

Non, LREM est une start-up qui explosera avec le rapport au réel si elle aussi maintient sa promesse. Ce ne sont pas les gens de ce mouvement qui décideront du fait de savoir à quel pourcentage se situeront les impôts sur les sociétés ou qui prendront d’autres décisions. Certes, là où on se rapproche plus de la démocratie, c’est qu’En Marche ! est réellement une caisse de résonance des attentes et des aspirations. C’est pour cela que ça fonctionne aussi bien. LREM est un parti fruit des élites, et les élites économiques et sociales ont réussi à faire passer leurs désirs. LREM en tient compte et propose des solutions, décidées par sa direction et par Emmanuel Macron, mais elles, au moins, naissent d’un recueil des attentes de l’élitisme de masse qui existe dans ce pays.

Qu’est-ce que cet « élitisme de masse » ?

Ce sont les architectes, les médecins, les avocats, les journalistes, les publicitaires, les community managers, les producteurs de conseils, d’images, etc. LREM a la chance d’être bâti sur un groupe social monstrueux et homogène. Les propositions d’En Marche ! unissent les 35 % de gens qui votent pour eux. Ce parti aura peut-être des dissensions sur des problèmes éthiques, comme la GPA et la PMA, les conditions d’accès à la nationalité ou les peines plancher. Peut-être que les clivages gauche-droite reviendront là-dessus. Mais sur les aspects purement macro et micro-économiques, LREM a une cohérence que n’ont généralement que des groupes gauchistes ou d’extrême droite. En faisant passer la micro-économie compétitive et le renouvellement des pratiques et de la classe politique comme supra à toute pensée, ils se sont dotés d’une cohérence idéologique immense. L’élitisme de masse, j’ai développé ce concept dans un chapitre de mon livre La nouvelle Renaissance en 2004. J’avais estimé à 300 000 le nombre de personnes qui tournaient autour des métiers cognitifs ; et appelé à leur union pour un récit humaniste faisant barrière à la barbarie qui s’annonçait. Le concept est un peu dévié, certes, mais le corps social est bien né.

La victoire de Macron et d’En Marche !, c’est avant tout la victoire de la communication et du marketing ?

Non, c’est plus compliqué. La vraie victoire de Macron, c’est d’avoir tué la politique et les partis. Il a tué la politique en faisant revivre Richelieu, Mazarin, Fouquet, Colbert, Pinay, en prônant la compétence de ceux qui savent ce que le bien de l’Etat demande contre les programmes des partis par nature caricaturaux, idéologiques et éloignés du bien commun, et il a tué les partis en refusant tous leurs codes et tous leurs rendez-vous : primaires, forme institutionnelle, congrès constitutif statuts, doxa, tout accord, tout recyclage de vedettes, en refusant de leur donner la possibilité de survivre à l’assemblée, d’où la nécessité d’avoir des candidats contre NKM ou Najat Vallaud-Belkacem. Quant à la communication, pour ces élites de masse, c’est l’air qu’ils respirent. C’est donc difficile de dire que c’est la victoire de la communication pour ces « digitale natives ». En fait, personne n’a compris l’émergence d’En Marche !, parce que dans les rapports à l’autorité classique, LREM ne peut pas fonctionner : on a tout entendu ; il faut un parti, des colleurs d’affiches, des relais dans l’establishment. Il se trouve que les gens d’En Marche ! ont avancé tels des « imbéciles heureux ». En effet, pourquoi penser qu’il y a un problème avec l’autorité politique puisqu’ils ne l’ont jamais rencontrée ? En Marche !, c’est le triomphe de personnes d’une génération qui, gamins, lorsqu’ils avaient des devoirs à faire allaient sur Google, écoutaient de la musique en contournant les majors, créaient des blogs pour contourner les journaux, exprimaient leur mécontentement sur Twitter et pas dans des manifestations, trouvaient que les taxis étaient trop chers et ont alors pris les VTC. Pour comprendre En Marche !, il faut comprendre que cette génération n’a jamais eu de problème avec l’autorité car elle ne l’a jamais rencontrée, elle l’a contournée. Ces gens-là ne sont pas des rebelles, ils n’ont jamais eu de citadelles à faire tomber, ils les ont contournées. Ils ont fait un parti comme ils ont vécu, avec les nouvelles technologies. Le parti s’est adressé à eux comme Google s’adresse à des communautés. Tous ces groupes se reconstituent en permanence, font évoluer leurs contours. Je suis sûr et certain que la forme d’En Marche ! aujourd’hui est différente de ce qu’elle sera demain et après-demain.

« Les partis ne sont pas morts, mais les autocrates qui décident pour les autres, c’est fini »

Macron a quand même été le candidat de la presse et des médias ?

La totalité des médias font partie de cet élitisme cognitif de masse, ils avaient objectivement un intérêt à ce que Macron passe. Le comportement archi-caricatural de ceux qui étaient contre Macron a rendu plus facile le métier de ces gens-là. Il y a eu une telle rencontre entre ceux qui font l’opinion et ceux qui la commentent que ça a donné cette impression incroyable de tapis rouge qui se déroulait devant Emmanuel Macron.

Lors des législatives, des politiques connus ont été laminés aux législatives au bénéfice d’inconnus notoires…

Ce n’est pas à ces inconnus que les votants se sont intéressés mais à En Marche ! Mais attention, on est dans un système dans lequel il suffit que 33 % d’un corps social décide quelque chose à un moment donné pour que cela s’impose à nous. Chez les communistes, on appelait cela le centralisme démocratique. Finalement, c’est un peu la même chose. Pour la première fois en France, cet élitisme de masse possède la quasi-totalité des pouvoirs d’expression, et pas que des médias. Cette masse a décidé qu’il fallait donner sa chance à Emmanuel Macron. On sous-estime, et n’imagine pas à quel point ce corps social souffre de réels blocages qui peuvent exister dans ce pays. Car étant pour beaucoup des créateurs et des entrepreneurs, des professions libérales, ce sont eux qui ont pris le choc fiscal de plein fouet, ce sont eux qui sont aux prises avec le RSI, donc je le répète : leur détermination était égale à celle d’un groupuscule gauchiste. Ils ont vu la lumière pour la première fois et telle Bernadette, se sont agenouillés devant la grotte. Rien n‘aurait pu les faire lâcher. Lors des législatives, les individus ont été au second plan et le débat était d’envoyer des gens qui, mécaniquement, donneront leur chance à Macron. Les premières lectures sociologiques sont à cet égard fascinantes, la carte des abstentionnistes semble se confondre avec celle de ceux qui ne payent pas d’impôts sur le revenu. Il va falloir décrypter ce que cela signifie, mais c’est absolument fascinant.

C’est la mort des partis et du clivage droite-gauche ?

Le PS, lui, est mort. A 20% dire que LR est mort serait pour moi une drôle de lecture ; le PS a été pris sur ses fondamentaux et sur sa pratique. Il a été déserté par sa frange sociale-démocrate et sociale libérale, on a du mal à imaginer une marche arrière pour ces derniers. Les partis ne sont pas morts, la forme sous laquelle ils sont organisés va perdurer. Mais des autocrates qui décident et qui demandent à la masse de les suivre, c’est mort pour toujours. Nous nous dirigeons vers des plateformes ouvertes, des agoras, des mouvements. L’élitisme existe, mais on ne pourra plus décider contre d’autres, on devra prendre en compte les avis. Quant au clivage droite-gauche, je pense qu’il existera toujours sur la base culturelle. Macron ne change pas le rapport des électeurs au mariage pour tous, au racisme, à la place des religions dans la vie. Il y aura toujours des lignes de clivage. En revanche, il y a un truc qui s’est passé : la micro-économie compétitive — l’économie de la vie de tous les jours, des échanges, la TVA, les impôts sur les entreprises — a fait irruption dans la vie et a tout emporté alors qu’elle avait toujours été gommée dans notre pays. En France, nous étions les rois de la macro-économie et de l’économie sociale. Là, Emmanuel Macron et son corps social ont fait entrer la micro-économie dans la danse. Et il faut régler ce sujet. Macron a promis de le faire, il reste maintenant à le théoriser. Il va y avoir une lutte entre la micro-économie compétitive et l’économie sociale. Ceux qui veulent rester fidèles au PS attaquent déjà la future Loi travail, on constate donc deux choses : par le choix de leurs arguments, qu’ils soient justes ou faux, ils délaissent donc le champ de la micro-économie, refusent de se poser la question de la vie que vivent les gens qui en emploient d’autres et donc consacrent En Marche ! dans son choix de porter ce discours micro-économique ; seconde chose, ils parlent le langage d’autres, ils parlent comme parlerait un syndicat, ils ne trouvent comme seul mode de discours que cela. Mais il y a des syndicats pour ça. Les tenants du fameux élitisme de masse veulent autre chose. Plus les socialistes ne parlent que de ça, plus ils se retrouvent entre Mélenchon d’un côté, et la CGT de l’autre. Cet aveuglement, cette incompétence en communication, donc ce suicide social, me sidèrent. Leur seule perspective est d’être une CGT, mais la CGT, elle, sera dans la rue. Entre Macron et elle, l’avenir se joue ; on va voir qui va gagner.