#MeTooUyghur (#MoiAussiOuïghour). Le hashtag a été lancé mardi sur Twitter et Facebook par des membres de la diaspora ouïghoure, qui s’inquiètent de la disparition de leurs proches.

De plus en plus de personnes de cette ethnie turcophone et musulmane sont en effet envoyés dans des camps d’internement en Chine (estimés à plus d’un million), laissant leurs familles sans nouvelles.

Pour Dilnur Reyhan, directrice de publication de la revue bilingue Regard sur les Ouïghour-e-s, ces évènements ne sont pas sans rappeler une terrible et récente histoire en Europe. Interview.

LeMuslimPost : Depuis plusieurs mois l’existence de camps d’internement où sont détenus des Ouïghours a été relayée dans les médias. Quelle est la situation actuellement ? 

Dilnur Reyhan : La situation des Ouïghours est de plus en plus alarmante. En 2018, l’ONU avait avancé le chiffre d’un million de personnes dans les camps de concentration. En décembre dernier, les services de renseignements américains ont avancé le chiffre de 800 000 à deux millions de Ouïghours dans les camps d’internement. Mais cela ne prend pas en compte ceux qui sont dans les centres ouverts de rééducation. En réalité il y aurait environ trois millions de personnes dans ces centres et camps dits « de rééducation ».

Les Ouïghours se sentent comme les juifs de l’époque nazie. Dans toute l’Asie centrale sont organisées des chasses et les gens doivent tout quitter du jour au lendemain. J’y suis allée trois mois cet été pour un travail de recherches. Les Ouïghours qui ont des passeports chinois n’osent pas sortir dans la rue. Dans le principal marché ouïghour du Kirgizistan avec 60% des commerçants ouïghours (de nationalité chinoise) ont été arrêtés ou forcés de retourner dans leur pays d’origine en laissant parfois leurs biens.

Malgré les pressions étrangères, le gouvernement chinois semble faire la sourde oreille. Est-il possible de prendre davantage de mesures envers la Chine ?

Le premier ministre britannique, les sénateurs américains, le Canada se sont déjà exprimés au sujet des Ouïghours. Mais je pense que si c’était un autre pays que la Chine, qui est une grande puissance économique, les réactions seraient différentes.

D’autre part, le gouvernement français n’a toujours pas réagi. Aucun élu ou politicien n’a fait de déclaration sur ce qu’il se passe pour les Ouïghours. Si d’abord il n’y a pas de réactions, comment peut-on espérer des sanctions ?

La Turquie a récemment qualifié de « honte pour l’humanité » le traitement réservé par la Chine aux Ouïghours. Peut-on espérer un changement d’attitude des autorités chinoises ?

L’exemple tout récent sur la vraie ou fausse mort du musicien ouïghour Abduréhim Héyit nous a prouvé que la pression internationale et la réaction des pays jouent un rôle extrêmement important et avec un effet immédiat. La Turquie, qui s’est tue depuis deux ans face aux répressions de la Chine, s’est réveillée le 9 février dernier à la suite de la nouvelle sur la mort de ce musicien très connu et apprécié en Turquie. Le ministère turc des affaires étrangères a publié un communiqué virulent contre la politique chinoise et lui a exigé de fermer immédiatement les camps pour Ouïghours et a même appelé l’ONU à réagir. La Chine a riposté aussitôt en diffusant une vidéo dont l’authenticité n’a pas été vérifiée pour démentir la mort du musicien et demandant à la Turquie de retirer son communiqué.

C’est la première fois depuis deux ans que la Chine réagit aussi rapidement à l’accusation d’un autre pays concernant sa politique. Les réactions et pressions internationales font reculer la Chine, donc il faut bien sûr avant tout la condamner pour espérer un changement.

Une manifestation sur le sort des Ouïghours a eu lieu en décembre dernier en Indonésie. Pourquoi les autres pays musulmans (à l’exception de la Turquie) ne condamnent-ils pas fermement les camps dans le Xinjiang ? 

Cette absence de contestation s’explique par le soutien économique de la Chine aux pays musulmans, par sa position plutôt pro-palestinienne et par sa critique des Etats-Unis.

Lors de la dernière réunion de l’ONU à Genève sur les droits de l’homme (en décembre 2018), tous les pays musulmans étaient au côté de la Chine. Ils l’ont simplement encouragé à poursuivre ses efforts. Parmi les populations musulmanes, seuls les Turcs et les Indonésiens ont protesté contre la Chine. Quelques manifestations ont eu lieu également au Kazakhstan et Kirghizstan pour exiger à leur gouvernement respectif de protéger les Kazakhs et Kirghiz en Chine.

Après deux longues années d’absence, la Turquie vient d’émettre un critique fort à l’égard de la Chine en exigeant la fermeture immédiate des camps pour Ouïghours. Il faut espérer désormais que le reste du monde musulman la suive.

Pourquoi la Chine s’en prend-elle surtout à cette ethnie musulmane et moins aux autres du pays ? 

La région ouïghoure appartient à la Chine communiste depuis 1949. C’est une occupation assez récente, de 70 ans seulement. Avant et pendant la première moitié du 20e siècle, les Ouïghours ont connu deux républiques turkistanaises indépendantes. Elles n’ont pas duré longtemps mais elles comportaient tous les symboles d’un Etat nation. Prenant la base du modèle stalinien, la Chine a donc essayé d’en faire une région autonome ouïghoure et non pas une république autonome, pour ne pas laisser s’installer le sentiment nationaliste. Cependant, il y a toujours une aspiration à l’indépendance. La région des Ouïghours est la dernière région autonome à avoir été créée.

Il y a eu aussi la région autonome des Huis. Les Huis sont sinophones, et de confession musulmane. Pourtant ces musulmans ne sont pas un problème, car ils ne posent pas le risque de revendiquer l’indépendance étant donné qu’ils n’ont pas une forte particularité ethnique (langue et écriture chinoise) et qu’ils sont présents un peu partout en Chine. Pendant longtemps, les Hui étaient montrés comme des musulmans modèles face aux Ouïghours. Les Ouïghours ne sont pas assez Chinois pour les autorités chinoises, ils ont une culture à part. Ils sont majoritaires dans leur territoire, donc représentent un vrai risque de revendication pour l’indépendance.

Les autorités chinoises ont vu enfin le risque d’une autonomie financière et culturelle chez les Ouïghours. Malgré la répression, les Ouïghours ont toujours trouvé des canaux de résistance pour développer leur culture. De l’industrie alimentaire à l’industrie électronique, des sociétés ouïghoures ont fleuri dans divers domaines. Ainsi, en 2014, la langue ouïghoure est devenue la deuxième la plus utilisée en Chine après le mandarin.

Les Ouïghours représentent-ils réellement une menace terroriste pour la Chine ? 

En termes de sécurité, la région ouïghoure est loin d’être la plus agitée parmi les régions et provinces chinoises. Il n’y a pas de menace terroriste. Dans un article et une vidéo de France TV, il était écrit qu’il y a eu des attentats en Chine commis par des Ouïghours. Premièrement ce sont des attentats qui ont été attribués par la Chine aux Ouïghours mais non revendiqués. Deuxièmement, le nombre d’attentats attribués aux Ouïghours est de trois, qui se sont produits en 2013-2014. Combien en a-t-on eu ailleurs dans le monde occidental ? Et pour autant, si vraiment des Ouïghours ont commis ces trois attentats, faut-il tous les enfermer ? Ce qu’on voit ici, c’est l’utilisation de l’islamophobie par la Chine, la religion n’est qu’un prétexte.

Aujourd’hui il y a un vrai climat islamophobe dans le monde. Tout est bon pour réprimer, sous couvert de lutte antiterroriste. Ce climat international est un moment favorable pour la Chine afin d’en finir avec l’identité et l’existence de la nation ouïghoure. Et pour cela, tous les moyens sont bons.

La répression et les discriminations envers les Ouïghours dans le Xinjiang ont-elles toujours été aussi importantes ou se sont-elles accélérées ces dernières années ? 

Dans le Xinjiang, la population ouïghoure (qui constitue numériquement encore le groupe dominant dans la région) a été fortement réprimée depuis le 11 septembre 2001. Au cours des dernières décennies, afin d’imposer son autorité, le régime chinois n’a pas hésité à recourir à divers moyens économiques, politiques, mais aussi à la force et à une politique d’installation programmée de la population han dans la région du Xinjiang.

Ainsi dans la capitale ouïghoure, il y a 87% de Chinois han. En minorité, les Ouïghours ont donc souvent été attaqués. Quand ils étaient nombreux ils se vengeaient. Mais ça c’était avant. A partir des années 2000, les Ouïghours n’ont plus osé se défendre. La répression est devenue encore plus forte, surtout dans le sud où les Ouïghours représentent plus de 90% de la population, sont plus traditionnels et moins influencés par la culture chinoise.