On l’a un jour surnommée « OVNI » — objet voilé non identifié. Une appellation que Nadia El Bouga prend avec humour. En effet, cette musulmane est sexologue, mais aussi féministe, sage-femme et chroniqueuse sur Beur FM. Difficile de lui coller une étiquette. Une personnalité riche qui ressort de son livre « La sexualité dévoilée » (aux éditions Grasset) paru en septembre 2017. 

Dans celui-ci, elle raconte à la fois son histoire et celle de ses parents immigrés marocains, tout en abordant les problématiques liées à la sexualité qui ressortent de son cabinet à Garges-lès-Gonesses (95). 

« On retrouve deux phénomènes importants, celui de la hogra et de la hchouma »

Nadia El Bouga y reçoit des patients en grande majorité maghrébins et/ou de confession musulmane. A travers ses consultations, ses chroniques mais aussi son travail dans les mosquées, elle tente de briser les tabous autour du sexe. Elle montre, en s’appuyant sur les textes sacrés, que sexualité épanouie et spiritualité ne sont pas incompatibles.

Dans son livre, la sexologue revient aussi sur la nuit de violences sexuelles à Cologne en Allemagne en 2015, qui avait provoqué un tollé en Europe et dévoilé un jeu d’impostures à travers le spectre des intellectuels médiatiques.

Alors que les analyses sur les femmes musulmanes, la sexualité et le voile sont de nos jours foisonnantes, Nadia El Bouga apporte, de façon légitime, des réflexions qui sont les fruits d’une dizaine d’années de travail sur le terrain. 

LeMuslimPost : Vous racontez dans ce livre à la fois ce qui ressort de vos consultations mais aussi votre histoire personnelle. Pourquoi ce choix ?

Nadia El Bouga : On m’identifie comme un OVNI, alors je me suis dit que la meilleure façon de me mieux me connaître, serait de raconter mon histoire. J’explique donc ce qui me tient à coeur, à savoir ma foi et mon travail sur la sexualité. Comme je porte le voile, je voulais aussi sortir des clichés qui lui sont liés, et montrer qu’il ne m’a pas empêché d’enseigner la sexologie.

Travaillant sur le terrain avec mes patients, il m’a paru intéressant de pouvoir pointer du doigt certains éléments qui peuvent expliquer les problématiques sexuelles, en les liant avec ma propre histoire familiale. En effet, dans la communauté musulmane maghrébine par exemple, on retrouve deux phénomènes importants, celui de la hogra (sentiment d’humiliation et d’oppression, qui peut à la fois résulter des régimes dictatoriaux dans les pays arabes mais aussi de la colonisation) et de la hchouma (la honte, la crainte du jugement), qui ont des conséquences sur la vie intime. Ils conduisent souvent des personnes à se perdre dans leur sexualité et à se mettre des barrières inutiles.

« A ma grande surprise, mon discours est plutôt bien reçu »

Vous intervenez sur Beur FM dans une chronique ainsi que dans les mosquées pour parler du Coran et de la sexualité. Quelles sont les réactions du public ?

Lorsqu’on présente une femme musulmane voilée et qu’on explique qu’elle est sexologue, cela soulève toujours des interrogations. On entend plutôt « génitalologue », en oubliant la dimension holistique de la sexualité. Il y a une espèce de froideur qui s’installe au départ, puis quand j’explique les choses, les gens se détendent. Encore une fois, c’est la « hchouma » de parler de ça. Mais on ne peut pas faire fi de la sexualité, car elle est inscrite dans les textes. Je leur parle de certains versets et c’est là où les langues se délient. Les hadiths du prophète sur la sexualité, malheureusement on ne les évoque jamais. On parle de sexualité seulement à travers le prisme halal ou haram et cela mène à une compréhension sclérosée. Au niveau spirituel, s’il n’y a pas de connexion corps/esprit, on ne peut pas parler de foi complète. La prière est un moyen de s’élever spirituellement et cela passe par le corps. Pour la sexualité c’est pareil, on passe aussi par le corps et comme pour la prière, il y a une intention, les choses ne se font pas n’importe comment. Une relation sexuelle c’est aussi créer un lien.

A ma grande surprise, mon discours est plutôt bien reçu. Sur Beur FM, on ne pensait pas que ma chronique du mardi midi allait avoir autant de succès. Je pense aussi que mes propos sont bien acceptés car quand je parle de sexe je vulgarise, mais je ne suis jamais vulgaire. 

« De nos jours, on a enfermé la notion de pudeur dans la nudité »

Vous évoquez plusieurs fois la notion de pudeur dans votre livre. Est-elle mal comprise de nos jours ?

De nos jours, nous confondons en effet pudeur et pudibonderie, pudeur et décence, alors que la langue est très subtile sur ces questions. La pudeur est liée au mot vie en arabe et il n’est pas question de se cacher. On a enfermé la notion de pudeur dans la nudité, alors que les psychologues en parlent aussi pour aborder l’intimité et la construction de l’individu. La pudeur ne doit pas être utilisée pour diaboliser le corps et notamment le corps de la femme. J’ai tenu a souligner ça, car cette confusion fait que l’on associe trop souvent, à tort, le voile à la pudibonderie. La pudeur a trop été reliée à la hchouma et je vois les conséquences sexuelles : détestation du corps chez la femme, culpabilité à ressentir du plaisir, désinvestissement du désir sexuel…

Vous précisez dans votre livre : « Je ne suis pas voilée », « Je porte le voile ». Pourquoi est-ce important pour vous ?

Quand on dit « Je suis voilée », on utilise une forme passive et cela cautionne le discours ambiant. Cela voudrait dire que le voile et vous ne font qu’un. Pour moi le voile est un outil spirituel et pas une fin en soi. Ce sont les réactions contemporaines qui en ont fait un outil de soumission alors que ce n’est pas ce que raconte l’histoire du voile. J’invite les féministes historiques à la lire. Il faut sortir de cette hystérie concernant le voile et dédramatiser les choses. Une femme peut aussi ne pas porter le voile et être très spirituelle. 

Quelle analyse apportez-vous aux violences sexuelles en décembre 2015 à Cologne ?

J’étais étonnée qu’on ne réagisse qu’à partir des évènements de Cologne, alors qu’il y a eu des violences sexuelles régulières pendant les révolutions arabes et surtout en Egypte. C’est comme si le problème de « là-bas » devenait plus inquiétant quand il arrive en Europe. De plus, je crains une espèce d’essentialisme concernant la sexualité arabo-musulmane, notamment quand Kamel Daoud parle de misère sexuelle chez les arabes. On ne peut pas désigner une culture comme seule coupable. C’est un glissement pernicieux où l’on présente l’étranger comme un homme abruti par ses pulsions. Quand on regarde les choses en dehors de l’émotion, on se rend compte que cela devait arriver. En effet, cela fait des siècles que la sexualité est sclérosée dans le monde arabe, mais pas uniquement. Le problème n’a pas été analysé sous le bon angle et c’est bien de dénoncer, mais il faut aussi apporter des réponses. 

« Je pense qu’il faut commencer par parler aux enfants de la sexualité de façon positive »

Vous écrivez que l’éducation à la sexualité dans le monde arabe comme en France n’est pas effectuée convenablement. Que préconisez-vous ? 

Je pense qu’il faut commencer par parler aux enfants de la sexualité de façon positive, que l’on aborde trop souvent par les risques qui lui sont liés. Dès le plus jeune âge il faut parler des parties du corps et oser parler des parties génitales. En France, un rapport du Haut conseil à l’égalité en juin 2016 montrait que 84% des filles de treize ans ne savent pas représenter leur sexe. Il faut redonner au corps ses titres de noblesse et redonner du sens à la sexualité, souvent de nos jours, perçue aussi comme une question de performance ou trop liée à la pornographie. Les parents doivent réexpliquer la notion de pudeur, il y a encore trop de non-dits. 

« Ces dénonciations sur les réseaux sociaux sont le résultat d’un trop grand silence »

Que pensez-vous de cette vague de dénonciation du harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux à travers le hashtag #BalanceTonPorc ? 

Concernant le harcèlement, il y a un gros travail de compréhension à faire. Au niveau sexologique, il faut faire ressortir la notion de consentement et sensibiliser les jeunes très tôt à cette question là. Aujourd’hui, ces dénonciations sur les réseaux sociaux sont le résultat d’un trop grand silence pendant des siècles. La parole c’est libérée et je trouve cela très bien. Mais en revanche, attention à ne pas glisser vers une guerre des sexes. Ca ne rendrait service à personne et surtout pas à la femme. Ce hashtag permet de révéler des agresseurs, mais j’ai peur qu’à travers ces dénonciations multiples, la parole des femmes soit décrédibilisée. On risque encore de les percevoir comme « des hystériques ». Les féministes ont un grand rôle à jouer pour apporter un cadre à cette parole libérée et pour en faire quelque chose.

© Photos : éditions Grasset – JF Paga & E.Garault/Pasco and Co