La salle est dans la pénombre. Une voix-off se fait entendre : « Voici l’histoire de Soulaymaan Traoré. Né dans les quartiers, tout était fait pour qu’il y reste mais Soulaymaan s’est battu. Etudiant brillant, il a travaillé dur et à force de volonté est parvenu à intégrer l’école de formation du barreau de Paris. » Ce jeune homme, c’est Kery James qui l’interprète. En face de lui, le comédien Yannick Landrein ou Yann Jareaudière, l’autre personnage de la pièce. Lui aussi est étudiant en droit. Les deux hommes, qui participent au concours d’éloquence de leur école, vont s’affronter pendant une heure et quart, chacun à leur pupitre. Le thème de leur plaidoirie : « L’Etat est-il le seul responsable de la situation actuelle des banlieues ? »Yann Jareaudière, fils de bonne famille, répondra que l’Etat est coupable. Soulaymaan Traoré, jeune issu de banlieue et d’une famille modeste répondra par la négative : les citoyens sont responsables de leur condition.

Deux France sur une même scène

« Cette pièce a, selon moi, la capacité d’intéresser un très large public car elle raconte la rencontre entre ce que j’appelle les ‘deux France’. ‘Deux France’ qui se méprisent parfois et qui continueront à avoir peur l’une de l’autre tant que seuls les médias et la classe politique leur serviront d’intermédiaires », écrit Kery James sur sa pièce. Dès le début des échanges, les questions fusent entre eux : Que signifie être responsable ? Etre gouverné est-ce seulement avoir des droits ? Et elles se poursuivent tout au long de la pièce : Faut-il avoir grandi en banlieue pour pouvoir la critiquer ou en parler ? La précarité pousse t-elle au trafic illicite ?

« Est-ce l’Etat qui fournit l’arme à l’assassin ? »

Soulaymaan Traoré apporte plusieurs arguments à sa plaidoirie. Pour lui, les banlieusards souffrent de « pleurnicheries victimaires », accusant l’Etat de tous leurs maux : de leur échec au diplôme alors même qu’ils n’ont pas travaillé, à leur RER raté alors qu’ils sont tout simplement en retard. Un mal qu’il compare et imite avec humour à une drogue dure, à ses yeux trop répandue dans les banlieues. S’il reconnaît les discriminations raciales et spatiales des banlieusards, le système scolaire à deux vitesses et les « budgets bonne conscience » attribués aux banlieues juste après des émeutes ou un attentat, il n’hésite pas à interpeler les jeunes et à leur rappeler leurs responsabilités : « Est-ce l’Etat qui fournit l’arme à l’assassin et lui ordonne d’appuyer sur la détente ? Est-ce l’Etat qui empêche les ‘banlieusards’ de se concerter et de s’unir pour améliorer par eux-mêmes la situation des banlieues françaises ? » Selon lui, les jeunes de banlieues qui parlent d’actualité, de religion et autres sujets profonds dans les halls d’immeubles, ont les capacités, les aspirations et l’intelligence nécessaires pour renverser le système. Mais encore faut-il qu’ils fassent le choix de ne pas croupir en prison pour trafic de stupéfiants, plaide Soulaymaan — ou Kery James ?

Une responsabilité partagée entre l’Etat et les banlieues

A travers le personnage de Yann Jaraudière, l’Etat français et les politiciens sont aussi pointés du doigt : la « mascarade » du 49.3, le cumul des mandats, leur soumission aux financiers… C’est d’ailleurs lui qui déclamera, à la fin de la pièce, la fameuse « Lettre à la République » de Kery James. Cette chanson, sortie dans son album « 92-2012 » fustige les « voyous en costards » de l’Etat et rappelle le lourd passé de la France en termes de colonisation. Basculant des arguments de l’un à l’autre déclamés avec éloquence et conviction par les deux jeunes, il est difficile pour le public désigné comme les jurés, de les départager. Les échanges entre les avocats se font de plus en plus vifs et percutants, avec pour fond vidéo des images des tours de banlieue, le bruit du métro et des tirs. Une mise en scène sobre mais efficace.

« Les deux avocats se livrent tous les deux à une plaidoirie fortement argumentée et construite. Je n’ai pas cherché à favoriser une opinion plutôt qu’une autre. Ma conviction intime étant que tous ensemble nous pouvons parvenir à améliorer la situation des banlieues en France et le vivre ensemble », écrit encore Kery James. Des pensées que le rappeur, avec 25 ans de carrière, partage régulièrement dans ses chansons. Il prolonge ainsi son engagement au théâtre pour continuer à faire passer ses messages. Un pari réussi pour le chanteur. Au théâtre du Rond-Point à Paris (8e), ce sont bien « deux France », parmi le public, qui se retrouvent dans la même salle. Ce soir là, des élèves de plusieurs classes de banlieue sont venus applaudir Kery James. Les mots de la fin invitent chacun à poursuivre la réflexion, dans une dernière question posée à l’assemblée : « Est-ce que les Français ont les dirigeants qu’ils méritent ? ».

La pièce, présentée au début de l’année à Paris se prolonge jusqu’au 1er octobre  2017 dans la capitale, puis dans le reste de la France.

© Photos : Giovanni Cittadini Cesi