Depuis plusieurs jours, des milliers d’ouvriers du textile au Bangladesh manifestent pour réclamer de meilleurs salaires, dont les dernières hausses sont dérisoires par rapport au coût de la vie. C’est dans ce pays où s’était produit l’effondrement du Rana Plaza en 2013 et où plus de 1 100 ouvriers du textile avaient péri.

Depuis ce drame, si la sécurité a été améliorée, les conditions de travail des ouvriers semblent avoir connu peu d’évolutions. Les ouvriers textiles du Bangladesh sont toujours parmi les moins payés du monde (83 euros par mois en moyenne). Ils sont aussi soumis de plus en plus à la pression sur les coûts et les délais de production des grandes enseignes comme H&M, Zara, Primark, Walmart, Tesco, ou encore Carrefour.

Les ONG alertent régulièrement sur les dégâts de la « fast fashion », une mode jetable et à petit prix, tout comme Imaan M.

Cette jeune parisienne a crée en 2015 « Gulshaan », la première marque de modest fashion éthique et solidaire. Interview.

LeMuslimPost : Comment est née la marque Gulshaan ?

Imaan M. : J’ai d’abord travaillé dans le social, comme interprète pour les réfugiés en France, ayant étudié les langues du Pakistan et de l’Afghanistan. Et puis j’ai eu envie de changement dans mon parcours professionnel. Je suis allée au Pakistan et je suis tombée sur un atelier qui insérait professionnellement des femmes. J’ai commencé à travailler avec eux et j’ai créé la marque Gulshaan en 2015, dans le prolongement de ce projet social. Dans cet atelier, les femmes fabriquent nos collections et on s’adapte aux prix qu’elles nous demandent pour leur assurer un revenu convenable. J’ai aussi souhaité choisir uniquement des matières naturelles : du coton, du lin et qui sont cultivés au niveau local au Pakistan. Au Pakistan le coton bio n’est pas encore très développé, mais ça a été un choix éthique.

Quelle a été la prise de conscience pour vous, qui vous a décidé à créer cette enseigne solidaire de mode pudique ?

En tant que consommatrice, je me suis retrouvée face à un marché qui ne correspondait pas à mes attentes. J’avais des exigences en termes de mode de production et de matières et je ne trouvais pas de marques de modest fashion qui avaient de vraies valeurs. Au départ je n’étais pas plus attirée que ça par la mode. Mais je me suis dit qu’il fallait changer les choses. Pour moi le coeur du projet c’est vraiment l’impact sur social et sur les mentalités, plus que la mode.

Vous souhaitez aussi avec votre marque, promouvoir l’empowerment féminin. Comment cela se traduit-il ?

Mes collections sont produites au Pakistan dans un atelier pour femmes en insertion, situé à Lahore, qui est le centre textile du pays. Six femmes travaillent dans cet atelier et une les supervise. Ce sont des femmes qui sont soient veuves, soient divorcées ou qui ont une situation familiale compliquée et qui sont pauvres. Au Pakistan, ces initiatives sont nécessaires car les femmes de manière générale travaillent très peu. Quand elles sont obligées de travailler pour vivre, c’est difficile pour elles de trouver un point de chute. L’atelier existait déjà mais on a essayé de le structurer afin d’employer les femmes à l’année, car là bas les contrats sont surtout saisonniers. En plus de l’insertion des femmes, ce qui compte aussi c’est la préservation des savoir-faire traditionnels qui sont encore très présents dans ces pays et qu’on a perdu ailleurs. Ma démarche est de retourner à ce mode de production et de consommation là.

Pourquoi selon vous, un retour à un mode de production artisanal est-il important ?

Quand je suis allée au Pakistan, je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas de « fast fashion ». Le fait d’aller chez le tailleur, de choisir soi-même son tissu, sa matière, de voir combien de personnes travaillent pour le seul vêtement qu’on va porter ensuite, de voir le temps que ça prend, va rendre l’acte d’achat beaucoup plus réfléchi. On fait davantage attention à la matière et à la qualité des tissus quand on sait qu’on va porter un vêtement pendant plusieurs années. On fait peut aussi faire plus attention aux conditions de fabrication. Aujourd’hui, on achète des vêtements tout fait et on a plus conscience de  cela. On a désapprit en deux générations à comment consommer de manière raisonnable.

Depuis le drame du Rana Plaza au Bangladesh, il semble y avoir eu peu de changements concernant les conditions de travail et de sécurité des ouvriers. Peux t-on vraiment allier mode et éthique ?

Je pense qu’on peut allier mode et éthique mais il faut revoir son mode de vie et reconsidérer le vêtement. On peut tous être acteur à notre propre échelle. La consommation de masse entraine la production de masse et inversement. En tant que consommateur on peut redonner au vêtement sa vraie valeur et changer les choses. On doit être exigent en demander de la transparence. Il y a des marques comme H&M qui produisent du coton bio mais à la même échelle que du coton non bio, donc ça entraine les même dégâts au niveau environnemental. Si on produit de bio de manière massive et aussi destructive, ça n’a pas de sens.

A l’occasion du Black Friday en novembre dernier, vous avez écrit un texte sur votre blog à propos de Taslima Aktar, une jeune couturière morte dans un atelier au Bangladesh après plusieurs refus de congés par son responsable. Quel était le message principal de ce post ?

Aujourd’hui on est dans un monde globalisé où il suffit de cliquer pour acheter, de trouver un atelier ou une usine en ligne pour faire produire des vêtements sans savoir vraiment qui produit pour nous et de ne pas vérifier ce qu’il se passe. J’ai voulu à travers ce post confronter les deux mondes, celui de l’acheteur et de celui qui produit, pour choquer un peu les esprits. C’est une histoire vraie d’une femme exploitée dans le secteur textile, qui m’a beaucoup touchée. Et il y en a des centaines des Taslima. Il faut se confronter à ce genre d’histoires pour mieux réfléchir à ses achats, surtout en période de soldes ou de Black Friday.

Aujourd’hui de grandes marques (H&M, Gap, etc) surfent sur la vague de la modest fashion et se mettent aussi à créer des collections. Des petites marques comme la vôtre voient-elles d’un bon oeil ce changement ?

Pour moi la mode est un outil puissant pour changer les représentations et notamment celles de la femme. C’est donc important que des femmes aux identités diverses soient représentées par les grandes marques, mais je suis consciente que c’est avant tout du business et j’alerte les consommateurs là-dessus. Ma vision de la « modestie » c’est une façon de s’habiller qui valorise l’authenticité, des coupes qui reflètent l’identité de la personne mais aussi une manière de produire les vêtements. Quand on va acheter des vêtements dit de la modest fashion produits par des grandes marques, est ce qu’on achète authentique ? Est-ce qu’on est en accord avec ses valeurs morales ? Après, en tant que marque je ne me sens pas menacée par ces enseignes car je sais que les gens qui suivent Gulshaan le font pour un certain univers et dans une démarche de consommation consciente.

Les musulmans dépensent de plus en plus d’argent dans les vêtements (254 milliards de dollars en 2016 selon le dernier rapport de Thomson Reuters sur l’économie islamique). Pourtant le prêt-à-porter provient de pays majoritairement musulmans comme le Pakistan ou le Bangladesh, où des ouvriers sont exploités . N’y a t-il pas un paradoxe ?

Le fait de consommer autrement, cela fait aussi partie de l’éthique musulmane et c’est clair qu’il y a là une contradiction. La population musulmane s’intéressant à la mode est arrivée un peu après les autres, notamment sur les réseaux sociaux. Je pense qu’il y a eu une explosion de la modest fashion mais qui s’est crée en relation avec la fast fashion et cela doit nous alerter. Depuis la création de ma marque j’ai des exigences, et j’ai dû mal à trouver des influenceuses sur le net, qui m’inspirent et mettent en avant des marques avec des valeurs. Mais je pense que cela va faire petit à petit son chemin. On a atteint un point de non-retour. Il faut absolument sortir de la consommation de masse.

© Photos : Omer Javed – Gulshaan et Marie-Mélodie Ramirez