De quoi le mouvement des gilets jaunes est-il le nom ? Ahmed Boubeker est professeur de sociologie à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, directeur adjoint du laboratoire CNRS Centre Max Weber. Il revient sur les différentes comparaisons entre le mouvement des gilets jaunes et d’autres faisant partie du passé. Et si, au fond, c’est aux émeutes de 2005 dans les banlieues qu’il fallait comparer ce mouvement ?

LeMuslimPost : Le sociologue Pierre Merle écrit, dans Le Monde, que « le mouvement des gilets jaunes rappelle les jacqueries de l’Ancien Régime et des périodes révolutionnaires. » Êtes-vous d’accord ?

Ahmed Boubeker : « Jacqueries » au sens de révoltes spontanées et de mouvements de colère, certes. Mais si on peut comprendre l’analogie comme une métaphore, elle ne tient pas vraiment d’un point de vue historique. Nos sociétés modernes n’ont plus rien de commun avec les sociétés féodales de la servitude paysanne. Les gilets jaunes dénoncent la montée des inégalités, mais ils le font dans le cadre d’une démocratie libérale qui n’a plus rien à voir avec le système hiérarchique de castes sociales et d’ordres du monde médiéval ou de l’ancien régime. La métaphore est plus heureuse si on comprend le terme « Jacquerie » dans le sens péjoratif que lui a donné son auteur Jean Froissart après la « grande Jacquerie » de 1358. L’historien Gérard Noiriel rappelle ainsi dans une tribune récente que les chroniques de Froissart ont alimenté pendant des siècles le mépris des puissants à l’égard des révoltes des paysans, « ces méchants gens assemblés sans chef et sans armures (qui) volaient et brûlaient tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés. » Ce mépris de classe reste d’actualité – et si bien incarné par notre présidence dite jupitérienne ! – et c’est sans doute lui qui, métaphore pour métaphore, a mis le feu aux poudres du carburant de la contestation en gilet jaune.

« On peut retrouver une certaine homologie entre les émeutes de 2005 et les gilets jaunes »

Le mouvement des gilets jaunes est spontané et inorganisé. Pourrait-il plutôt être comparé aux « émeutes de 2005 » dans les banlieues françaises ?

De prime abord, le festival des voitures brulées en 2005 est aux antipodes de ce mouvement de défense du droit à l’automobile. Mais trêve de plaisanterie ! On peut effectivement retrouver une certaine homologie entre ces deux révoltes populaires, même si encore une fois, il ne faut pas abuser du comparatisme. Pour le comprendre, il faut en passer par l’histoire ouvrière qui permet de dérouler la pelote du mépris de classe que j’évoquais tout à l’heure. Nombres de travaux d’historiens comme ceux de Louis Chevalier sur les « classes laborieuses et classes dangereuses » témoignent du mépris social et des peurs modernes autour d’éternels clichés sur la primitivité du bas peuple vu comme une masse grouillante, pullulante et imprévisible. C’est d’ailleurs contre cette population rétive, contre ce peuple inconnu et « barbare » que s’impose une idée de la police au XVIIIe siècle comme moyens de discipline et d’imposition de « bonnes mœurs ». Au risque d’un raccourci historique, on ne saurait ignorer la proximité de ce discours sur les classes dangereuses des anciens faubourgs ouvriers avec celui sur les « sauvageons » du « malaise des banlieues françaises. » Cela dit, même si on assiste aujourd’hui à un retour des grandes peurs, il ne faut pas abuser des raccourcis historiques, car le monde d’hier, le monde de la société industrielle structurée autour d’un conflit social central – la lutte des classes du mouvement ouvrier – ce monde ancien a vécu. Et c’est même de son impossible deuil, avec le déclin de la conscience ouvrière et le choc de la désindustrialisation, c’est de ce processus de perte qu’auraient émergé les nouvelles violences urbaines. Nombre d’observateurs opposent ainsi les notions de conflit social et de violence, dans le sens où, jadis, même si on était pauvre, on restait inséré dans des collectifs qui permettaient de canaliser la révolte et de l’inscrire dans une logique de luttes sociales, tandis qu’aujourd’hui, le seul terreau des violences urbaines serait le vide social et le nihilisme. Vous me rétorquerez que les gilets jaunes n’ont pas grand-chose à voir avec cette histoire, mais détrompez-vous ! Ces gens de peu participent eux aussi d’une France invisible et méprisée qui est également née sur les décombres du mouvement ouvrier et qui n’a plus que sa colère et ses yeux pour pleurer. Certes, nous n’en sommes pas encore au retour de l’Etat d’urgence comme après les émeutes de 2005, mais les images des violences urbaines sur les Champs-Elysées après la manifestation de samedi dernier ont elles aussi fait le tour du monde en ravivant le fantasme sur les classes dangereuses.

« S’agit-il uniquement de petits blancs poujadistes ou de beaufs populistes comme les voient de très haut BHL ou Cohn-Bendit ? »

Là, c’est la France rurale plus que la banlieue qui est concernée…

Ce serait plutôt une autre France périphérique des catégories modestes — employés, ouvriers, paysans, artisans — qui n’est pas celle des grandes villes et qui, selon le géographe Christophe Guilluy, regrouperait les grands perdants de la mondialisation. Ce n’est en effet pas la population des banlieues et des héritiers de l’immigration, mais s’agit-il uniquement de petits blancs poujadistes ou de beaufs populistes comme les voient de très haut BHL ou Cohn-Bendit ? Aucune analyse sociologique ne permet encore de dresser le portrait des gilets jaunes mais il est certain que c’est un mouvement très composite qui rassemble différentes formes de fragilités sociales sur les bords d’une classe moyenne en déclin. Je voudrais néanmoins souligner que depuis quelques années, une certaine classe politico-médiatique a cherché à minoriser le malheur des banlieues en lui opposant celui de cette France oubliée des campagnes et des marges périurbaines. L’expatrié catalan Manuel Valls n’a-t-il pas, du temps où il était Premier ministre, chanté les louanges d’un ouvrage de Guilluy — « La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires » — au point de s’en inspirer dans son discours de politique générale le 16 septembre 2014 ? Et le lendemain, l’éditorial de Libération en stéréophonie avec celui du Figaro n’a-t-il pas décrété qu’il s’agissait d’un livre que « toute la gauche doit lire d’urgence » ? Or cet essai n’est qu’une escroquerie intellectuelle — nombre de chercheurs l’ont souligné avant moi — qui fleure mauvais un grand repli de la société française sur sa nostalgie du « c’était mieux avant ». Avant quoi, me direz-vous ? Eh bien avant que les bobos de centre-ville défenseurs du multiculturalisme et les immigrés des quartiers prioritaires des programmes sociaux ne provoquent soi-disant l’exode des « franco-français » modestes vers les campagnes et le périurbain profond. En caricaturant — caricaturer une caricature, c’est de bonne guerre ! — les thèses de Guilluy, on pourrait dire qu’elles font écho au pseudo complot du « grand remplacement » fomenté par les élites contre le peuple. On comprend pourquoi un Laurent Wauquiez a pu se rêver en héraut de cette France périphérique et pourquoi le mouvement a pu bénéficier dès ses débuts d’une solide couverture médiatique. Il n’empêche que cette hypermédiatisation peut aussi nous rappeler celle des banlieues de 2005…

« Si ces mouvements ont pris une dimension nationale, c’est grâce aux médias »

Là, on a une dimension nationale qui donne, auprès des Français, une image plus nuancée des gilets jaunes que des émeutiers en 2005, qui étaient vus comme des « racailles »… On pardonne plus facilement les saccages du week-end dernier.

Vous avez très justement souligné que le mouvement des gilets jaunes est un mouvement spontané et inexpérimenté comme celui des émeutes de 2005, mais si l’un comme l’autre ont pris une dimension nationale, c’est grâce aux médias. Certes vous avez raison de souligner le contraste entre les deux images publiques. Les gilets jaunes gardent encore un large capital de sympathie dans l’opinion, tandis que la couverture médiatique des émeutes de 2005 a surtout mis en scène de nouveaux « barbares » de l’actualité, déshumanisés et sans conscience, un peu comme des primitifs asociaux ou des psychopathes impulsifs qui camperaient au bord de nos villes. A tel point qu’on reste de fait confronté au paradoxe de l’invisibilité des habitants de ces quartiers, soumis pourtant à une totale visibilité publique. Paradoxe qui prend une dimension tragique pour les enfants de la banlieue présentés sous le feu des projecteurs médiatiques  comme de dangereux sectateurs du « communautarisme » dans une dérive mafieuse, islamiste, sexiste ! Mais rappelons nous aussi qu’au début des années 1980, ces jeunes étaient d’abord perçus comme des victimes de l’horreur économique et sociale, et la France avait même eu un coup de cœur pour les « beurs » – eh oui, on a même essayé de leur donner un nom nouveau à ces enfant de l’immigration postcoloniale ! – qui étaient devenus la coqueluche des médias de gauche après la Marche pour l’égalité et contre le racisme. L’opinion publique est versatile, on l’a toujours su, mais si les anciens hérauts de la France interculturelle se sont transformés en vilains méchants casseurs, c’est surtout parce que la société politique n’a pas su répondre au défi de l’égalité qu’ils posaient. Et il pourrait en être de même demain pour les gilets jaunes. C’est pourquoi l’image des banlieues et celle des gilets jaunes pourrait s’illustrer par la figure d’un Janus à double face.

Emeutes de 2005 et gilets jaunes : « Des expériences partagées de l’injustice et du mépris social »

Ce qui prédomine dans les deux cas, c’est un sentiment d’injustice ?

J’ai dit que ces deux mouvements ont pris une dimension nationale grâce aux médias, mais c’est aussi parce qu’ils témoignent d’expériences partagées de l’injustice et du mépris social. On oublie trop souvent en effet cette violence invisible de la survie quotidienne dans les banlieues où plus de 42 % de la population active est au chômage. Ce qu’exprimaient par un slogan les premiers émeutiers de la cité des Minguettes dans l’est de Lyon au début des années 80 : « la violence c’est d’avoir 20 ans, pas de boulot et les flics sur le dos ! » Violence invisible qui se double d’une violence symbolique, car l’image calamiteuse des banlieues relève non seulement de clichés médiatiques, mais aussi d’une méconnaissance crasse, d’un refus de voir et d’entendre la litanie de ces quartiers. Et c’est pour combler cette incompréhension publique que l’on se tourne vers les stéréotypes les plus éculés sur une violence aveugle et muette. Une violence qui relèverait d’une rage d’autodestruction et d’un nihilisme sinon analphabète, du moins incapable de s’exprimer par des mots. Le silence des banlieues, il faudrait pourtant le référer à une difficulté générale de la société française à se parler d’elle-même et à se comprendre. On nous dit que ce sont des jeunes minoritaires qui expriment par des pulsions de violence leur défaut d’intégration à la nation, mais pour citer Gilles Deleuze on pourrait parler aujourd’hui en France d’un devenir minoritaire de tout un chacun. Dans une société post industrielle marquée par le chômage, l’exclusion et la perte des anciens repères, notre grille de lecture de la question sociale s’avère incapable de comprendre la multiplication des pannes et des ruptures. Pierre Rosanvallon prétend même que la question de l’exclusion des banlieues masque une généralisation de l’inégalité dans une France coincée entre des systèmes de représentation archaïques et une fragmentation de l’espace public. Dans un contexte de mondialisation et de libéralisme globalisé, on assiste de fait à une poussée de nouvelles valeurs sociales inégalitaires et à des logiques de corporatismes et de replis privatifs qui sapent de l’intérieur un modèle républicain fondé sur l’égalité des conditions. Sans doute parce qu’ils représentent un des segments les plus faibles de la population, les enfants de la banlieue ont été les premiers révélateurs de ce malaise qui se traduit non seulement par leur disqualification sociale, mais aussi par leur relégation médiatique, géographique et culturelle. Aujourd’hui la contestation des gilets jaunes prouve que le virus du malaise des banlieues se propage plus largement dans l’hexagone et que les héritiers de l’immigration ne sont plus les seuls Français à se sentir étrangers dans leur propre pays.

« La société française souffre d’un grave problème de reconnaissance et de représentation de ses milieux populaires »

Aucune leçon n’a été tirée de 2005. Doit-on s’attendre à la même chose pour les gilets jaunes?

C’est bien là le fond du problème ! La France invisible des uns et des autres est restée en périphérie de l’histoire et, dans un contexte de profondes mutations, la société française souffre d’un grave problème de reconnaissance et de représentation de ses milieux populaires. L’invisibilité sociale apparait ainsi comme une dimension essentielle de ce qu’on pourrait appeler les « non-lieux de mémoire » des quartiers populaires. La sociologie de la domination permet de rendre compte des processus qui construisent ces logiques d’occultation ou d’exclusion. A l’échelle locale, mais plus largement à l’échelle nationale, les pouvoirs publics considèrent que telle ou telle population ne mérite pas un droit de cité dans la mémoire collective. Plus largement, entre misérabilisme et catastrophisme, les discours des élites politiques ou intellectuelles ne font aucune confiance et n’offre aucune garantie institutionnelle à la capacité d’agir des milieux populaires. Sans doute que les tentatives de récupération politique du mouvement des gilets jaunes vont bon train, en particulier à l’extrême droite. Mais on aurait tort de ne voir dans ce mouvement que des beaufs pollueurs incapables de penser à autre chose que leur bagnole et surtout pas aux enjeux écologiques. Derrière cette affaire de taxe sur le Diesel qui a mis le feu aux poudres, l’enjeu c’est non seulement une question de survie économique, mais aussi un droit à la mobilité pour échapper aux nouvelles frontières intérieures de la société française. Sortir de son petit monde qui pue le renfermé, envisager des modes d’existence individuels et collectifs dans une société plurielle, tel serait l’enjeu ! Si des faubourgs ouvriers aux banlieues, on retrouve trace d’une longue mémoire de la peur des quartiers populaires, ceux-ci ont aussi été des lieux de luttes sociales et politiques. Même les violences urbaines ne sont pas aussi gratuites, aveugles et muettes qu’elles le paraissent à première vue. Elles sont d’abord un échec au silence, une exigence de respect et d’égalité à l’adresse d’une société qui oublie trop souvent ses valeurs et qui s’enferre dans une naïveté criminelle pour ne pas reconnaître ses minorités et tous ceux qui n’ont pas voix au chapitre. On oublie ainsi trop souvent que bien avant les émeutes de 2005, un mouvement issu de ces quartiers a permis de politiser la violence et de prouver que les banlieues des violences urbaines peuvent aussi être à l’avant-garde du combat pour la citoyenneté. Espérons donc que les Gilets jaunes sauront s’ouvrir à une mémoire plus large des luttes des quartiers populaires pour reprendre le flambeau de l’égalité en évitant les pièges du populisme.