LeMuslimPost : Avant ou après l’affaire, votre refus de criminaliser Tariq Ramadan vous a coûté très cher en accusations de toutes sortes…

En effet, c’est là le moins que l’on puisse dire. Car cette exécration obsessionnelle, ô combien révélatrice, ne date pas de 2017. Il y a près de trente ans qu’être « l’ami de Tariq Ramadan » me coûte fort cher ! Cette proximité, librement interprétée, a largement contribué à m’exclure du mainstream médiatique. J’en ai des preuves parfaitement désolantes qui montrent que les dénonciations lancées  contre moi par la cohorte de ses détracteurs ont régulièrement réussi à faire annuler des projets d’interviews. Il suffisait que dans telle ou telle rédaction l’un de leurs relais  brandisse les plus grossières accusations pour décourager ceux qui voulaient me donner la parole. « L’affaire », en fournissant de formidables armes inattendues aux détracteurs automatiques de Ramadan, a très logiquement donné une nouvelle actualité et une nouvelle violence à cette pratique. Il y  trois semaines de cela, un député belge connu pour son militantisme sioniste exacerbé à réussi à faire annuler la tenue d’une journée d’information sur le Yémen qui devait être accueillie par le Parlement francophone de Bruxelles ! Au prétexte qu’un « soutien de Tariq Ramadan » comptait au nombre des participants !

Il y a moins de deux mois (6 déc. 2018, Menace « décoloniale » à l’université), L’Obs, « le grand magazine fondé par Jean Daniel », le phare de la pensée de gauche française a pu, sous la plume de Matthieu Aron, résumer (sous ma photographie) ma personnalité et ma carrière dans les limites d’une brève légende : « François Burgat, directeur de recherche au CNRS, soutien affiché à Tariq Ramadan ». Tout est dit n’est-ce pas ?

Mais, pour ceux qui la manient, qu’est-ce que véhicule exactement cette accusation d’être « proche de Tariq Ramadan » ?

Excellente question ! Le fait de « soutenir Tariq Ramadan » (mais aussi, il est vrai, pour le même Matthieu Aron, de « soutenir le Collectif Contre l’Islamophobie en France », ce qui pour le coup est encore plus clair) suffit à fonder… la pire des insinuations. Et en matière d’insinuation, où est le « pire » de nos jours ? Le pire, la case obligée, la sacro-sainte infamie, c’est bien sûr l’« antisémitisme ». Cette accusation, dans l’ambiance hexagonale, n’a même pas besoin d’être démontrée, et pas même d’être nommée. L’insinuation suffit ! Elle est si efficace qu’elle suffit à mettre hors-jeu votre contradicteur. Opportunément, elle vous dispense ainsi d’avoir à lui répondre sur le terrain factuel. Elle fonctionne comme une véritable « arme de destruction massive » du raisonnement, du débat et de la contradiction. Il faut rappeler qu’être « antisémite », pour ce système qui fonctionne comme une véritable « police de la pensée », cela commence très tôt : dès lors que vous vous refusez un tant soit peu à renvoyer dos à dos occupants israéliens et occupés palestiniens, milices armées des colons d’extrême droite et députés démocratiquement élus du Hamas, vous êtes un antisémite qui s’ignore ! En 2004, un tout petit pamphlet d’une obscure officine parisienne, l’Union des professionnels juifs de France, a essayé, et parfaitement réussi, à faire annuler ma nomination sur un poste du MAE. Il lui a suffi pour y parvenir de brandir en guise d’acte d’accusation une citation parfaitement anodine, extraite d’un interview accordé au journal L’Humanité ! J’osais dénoncer « des politiques systématiquement alignées sur les seuls intérêts des États-Unis et les postures les plus intransigeantes de l’État d’Israël » [1]. Voilà. Et donc, quelqu’un « qui soutient Ramadan » ne peut qu’être « antisémite », cela est parfaitement indissociable.

Comment un tel consensus s’impose-t-il au sein de la société ?

Je rêve depuis longtemps d’un mouvement d’opinion qui se soucierait de l’expliquer et surtout d’y mettre un terme. La « lutte contre l’antisémitisme » – qui devrait demeurer un instrument parfaitement légitime et indispensable – est en fait très régulièrement détournée de sa fonction, au profit d’intérêts corporatistes ou sectaires. Fût-ce à tout petits pas, il est vrai que, ici et là, la réflexion progresse parfois : ainsi le chroniqueur de France Inter, Claude Askolovitch, après avoir été pendant de longues années l’un des plus complaisants adeptes et promoteurs de ce dévoiement (par exemple contre Tariq Ramadan lors du Forum social de 2003, ou encore contre Siné dont il a contribué à obtenir le licenciement de Charlie, etc.) a pris conscience, en 2013, qu’il maniait une arme à double tranchant. Il a réalisé qu’à force d’associer cette lutte contre l’antisémitisme à la dénonciation de mouvements qui n’avaient aucune raison rationnelle d’en être accusé [2] le risque était grand de… la discréditer. Et donc celui de priver non point tant la communauté juive que la société toute entière d’une arme qui, lorsqu’elle est utilisée à bon escient, demeure absolument essentielle. Mais cette sagesse retrouvée est hélas! encore loin d’être générale ! Bien au contraire ! Ce qui est très franchement inquiétant c’est que L’Obs, faute de trouver les preuves qui l’auraient autorisé à brandir l’invective infamante et à mettre fin à un débat où il était cruellement à court d’argument…, n’a pas hésité à les fabriquer ! L’ étrange « enquête » de Matthieu Aron a d’abord tenté de m’amalgamer à ceux que l’on accuse, en tordant il est vrai le plus souvent les faits, de « racialiser » les différends politiques. Or les faits sont très différents. Même si je respecte leur combat et que, plus encore, j’exècre la cohorte de leurs ennemis, je me suis en réalité -sur ce point précis- très explicitement et très publiquement démarqué du Parti des Indigènes de la République [3]. Mais l’essentiel est ailleurs : faisons d’une pierre deux coups, s’est dit Aron ! Les « racialistes » ne peuvent bien évidemment être qu’autant d’« antisémites ». La démonstration requière-t-elle une seconde série de mensonges ? Qu’à cela ne tienne !  Qu’on en juge. Reprenant sans moindrement en vérifier les fondements une série de pamphlets particulièrement affligeants publiés dans le bulletin Tribune juive [4], le journaliste d’investigation a d’abord choisi de m’accuser d’avoir dirigé à l’IEP d’Aix une thèse complaisante envers un cheikh égypto-qatari (Yûsuf Al-Qardhâwî)  ayant tenu des propos antisémites. Il a donc condamné ce faisant une thèse dont il avouait ne pas avoir pris le temps de lire ne fût-ce qu’une page, alors que cela était parfaitement possible. Mais il omettait par dessus tout le fait que le doctorant en question, plus de trois ans avant sa soutenance, avait pris soin de se démarquer et de condamner de la façon la plus explicite qui soit  cette facette obscure de son objet d’étude [5]. Dans son infinie noblesse, l’Obs a  joué l’argutie juridique en refusant de publier le droit de réponse demandé par le président du jury de thèse.

Il fallait ensuite aller chercher ailleurs, même si cela s’annonçait moins facile. Les jours suivants le meurtre, à Paris le 23 mars 2018, d’une vieille dame juive du nom de Mireille Knoll, ont donné lieu à une délirante flambée d’insinuations, certaines ouvertement sectaires (l’un de ses auteurs étant de culture musulmane)  toutes plus virulentes les unes que les autres. L’un des sommets a été atteint par Robert Badinter, souvent mieux inspiré, qui a cru pouvoir qualifier ce crime de « Shoah dans un appartement ». L’enquête de police a toutefois très vite permis d’entrevoir la réalité d’un forfait plus banalement crapuleux. Dans ce contexte, sur Twitter, j’ai ironisé non point sur un meurtre parfaitement odieux et moins encore sur la Shoah mais bien sur l’imprudente et irresponsable interprétation péremptoire du crime par un ténor de la scène publique. Je l’ai fait en des termes qui, sur le sens de mon commentaire, ne laissaient pas la plus infime place au doute : « Oups! Oh l’erreur ! C’était pas vraiment « la shoah dans un appartement » (Badinter). Mais qui se soucie aujourd’hui de rembobiner le long fil d’hystérie sectaire déroulé depuis les faits par tant de nos ténors politiques, pas seulement du CRIF ? 🙁 ».

Pour le détourner de sa signification parfaitement explicite et parvenir à insinuer que mon ironie ciblait le meurtre de Mireille Knoll, le « journaliste d’investigation » a d’abord amputé purement et simplement mon tweet (ce n’est pourtant pas si long que ça un tweet…) de toute sa seconde partie. Mais cela ne suffisait pas ! Aron a donc supprimé la référence explicite à l’auteur « (Badinter) » de la formule incriminée. Il a ensuite retranché également la mention « Oh l’erreur » qui portait trace elle aussi d’un sens interdisant l’interprétation qu’il entendait dénoncer ! Puis il a supprimé les guillemets montrant que je n’étais pas l’auteur de la formule « Shoah dans un appartement », avant, pour masquer sa grossière intervention, d’en remettre sur l’ensemble de la phrase ! On est donc là bien loin de la faute d’inattention. On est sur le terrain de la fabrication d’une fake news. La fabrique des fake news… ce dangereux sport du moment dont l’Obs va avoir l’infinie impudeur de faire le thème de l’un de ses numéros suivants ! Mais  l’épisode ne s’arrête pas là. Quelques semaines plus tard, alors que des démentis éloquents ont déjà circulé, Michel Guerrin, l’un des rédacteurs en chef du Monde, excusez du peu, sans se donner la peine d’opérer la moindre vérification (lire mon tweet par exemple), recopie paresseusement l’intox de son confrère « fabricant d’antisémites » et manipulateur de tweet !

En matière d’« antisémitisme » utile, on le voit « l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même » !

Voilà où sont tombés ces chantres d’une prétendue « lutte contre l’antisémitisme » qui ne méritent plus hélas que des guillemets dès lors qu’ils pensent que, en la matière, la seule mention de « soutien affiché de Tariq Ramadan » appliqué à leurs contradicteurs peut suffire à les criminaliser. Ces messieurs enferment l’opinion et la société toute entière dans cette spirale terrible qui fait que, sur des terrains aussi essentiels que la relation au monde musulman, la voix de l’Autre ne lui parvient plus ! Une écrasante majorité de Français n’entend plus que le son de leur propre voix, ou celle d’un tout petit nombre d’entre eux.

Le cancer qui ronge aujourd’hui le vivre ensemble national se nourrit ainsi de tous les raccourcis de l’unilatéralisme et du deux poids et deux mesures. Dès lors qu’il s’agit de faire bénéficier des acquis de la citoyenneté des segments du tissu national avec lesquels le clan dominant est, si peu que ce soit, en tension, notre drôle de République les malmène sans vergogne. Nos Lumières n’éclairent plus… qu’un seul côté de la route, notre République n’est plus que celle « des uns ». Et pour faire bonne mesure, cette République qui criminalise Tariq Ramadan pour « antisémitisme » comble dans le même temps d’honneurs l’islamophobie assumée d’un Houellebecq, autrement plus attentatoire aux valeurs républicaines que l’antisémitisme inventé de Ramadan. La faille politique profonde traversant nombre de ceux qui entendent parler au nom des valeurs républicaines plante ses racines dans une carence clairement identifiée : leur absolue incapacité à penser leur part de responsabilité dans les crispations réactives qui affecte la relation, locale ou internationale, au monde musulman.

Quels sont les arguments et les justifications de ceux qui soutiennent cette dénégation ?

Eh bien lorsque l’évocation, même fugitive, de la part de responsabilité des Etats dont les sociétés sont ciblées par la violence terroriste devient incontournable, les dominants, oubliant qu’ils sont souvent les premiers agresseurs, déploient une parade rhétorique aussi arrogante qu’elle est bien rodée: ils inversent en quelque sorte les responsabilités respectives et dénoncent chez l’autre tous les travers qu’ils renoncent à voir chez eux ! Le procédé s’applique très systématiquement. Ainsi, les 80 signataires d’un appel lancé début décembre 2018 dans Le Point contre « le décolonialisme… » réussissent un véritable tour de force : celui de “tenter dans le même temps de faire passer les travaux mettant en lumière les discriminations et rapports de domination pour des constructions idéologiques, et les mouvements qui les combattent pour les responsables de leur existence » [6]. Il y a encore plus fort : les détenteurs d’un quasi-monopole de l’accès aux médias osent accuser leurs contradicteurs de « mettre en danger leur liberté d’expression » ! Le CRIF, ignorant de la parabole sur « la paille et la poutre », ose très sérieusement quant à lui critiquer le communautarisme [7]… des musulmans. Les détenteurs de la suprématie économique, politique, militaire dénoncent la propension de ceux qui leur résistent à adopter « une posture victimaire ». Ceux enfin qui prennent le temps de dévoiler l’entrelacs des coopérations répressives (par exemple la composante émiratie anti-Qatar du front des détracteurs de Tariq Ramadan) sont assimilés à autant d’adeptes de la « théorie du complot ». La « théorie du complot », c’est cette accusation fourre-tout où, pour les discréditer, l’on tente d’amalgamer les militants de BDS ou n’importe quel autre gêneur de colons aux… négationnistes du 11 septembre. Le grossier tour de passe-passe rhétorique fonctionne comme une sorte de lessivage qui dissout les taches sur le veston des dominants : « Nos opposants, ces épouvantables communautaristes » « adeptes de la théorie du complot » n’ont-ils pas honte « d’adopter une posture victimaire » ?

« Victimaire » ! « Complot » ! « Communautarisme » : autant de mots magiques… Mais la magie, en politique, c’est un peu comme les bulles financières en économie, elle n’a qu’un temps.

Ne voyez-vous pas  de lueur d’optimisme à l’horizon ?

Si l’on veut conclure sur une note optimiste, je dirai que la manifestation par les tenants de l’ordre médiatique d’une aussi flagrante mauvaise foi n’est pas un signe de bonne santé de leurs causes ni de leurs méthodes. Si l’on est moins optimiste, on dira que ces monstres blessés, qui  au lieu de les soigner creusent toute les fractures sociétales, peuvent encore causer de très vilains dégâts.

[1] “Outre sa participation active au congrès de l’UOIF en avril 2005, il a notamment déclaré, à propos du 11 Septembre : « Si monstrueuses qu’aient été́ les attaques, […] elles restent largement perçues par l’opinion arabe, toutes opinions politiques confondues, sur le mode d’une réaction “anti-impérialiste”. À mes yeux, ce comportement s’explique bien moins par l’influence d’une lecture réactive de l’islam, qui ferait aujourd’hui tache d’huile, que par l’arrogance de la domination d’un camp, par le sentiment d’être collectivement victimes de politiques systématiquement alignées sur les seuls intérêts des États-Unis et les postures les plus intransigeantes de l’État d’Israël. »

[2] http://www.slate.fr/story/171594/gilets-jaunes-antisemitisme-pretexte-pouvoir-vigilants La lucidité dont Askolovitch a commencé à faire preuve à partir de son ouvrage Nos mal-aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas, Grasset, Paris, 2013 s’est manifestée plus récemment dans une mise au point essentielle. Dans «La défense des juifs, ultime morale des pouvoirs que leurs peuples désavouent », Slate.fr, 26 décembre 2018, <frama.link/DMJ55Kf0>, il exprime sa prise de conscience du danger à laisser cette accusation d’antisémitisme être mobilisée par le pouvoir macronien en déroute pour discréditer un mouvement social aussi puissant que celui des Gilets jaunes. Même si sa lucidité demeure à géométrie variable, d’utiles vérités y sont également reconnues enfin comme telles.

[3] L’altérité islamiste, une histoire autre. Extrait de “Comprendre l’islam politique”, op cit https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/l-alterite-islamiste-une-histoire-autre,1526

[4] Tribune Juive

[5] Au terme d’une très longue dénonciation, il avait écrit notamment: “Il faut être extrêmement vigilant avec (cette) confusion qui parfois gangrène une partie de la communauté qui assimile antisionisme à antijudaïsme. Il faut savoir dénoncer cette dérive qui n’est ni islamiquement fondée, ni politiquement défendable et qui au bout du compte ne sert en rien la cause palestinienne. Il faut aussi avoir l’honnêteté intellectuelle de dénoncer ces glissements quand ils sont le fait de certains clercs de l’islam. En ce sens, la déclaration du Cheikh Yûsuf Al-Qardhâwî dans laquelle ce dernier affirmait que la Shoah avait été le fait d’une « punition de Dieu » et que « s’il plaisait à Dieu, viendra un jour où Dieu punira de nouveau les juifs et j’espère que ce sera par le fait des musulmans » est à condamner sans réserve. Même si ce discours avait été dit lors d’un rassemblement en faveur de Gaza quelques jours seulement après la fin de l’opération Plomb durci où des crimes de masse avaient été commis, il n’empêche que nous ne pouvons accepter de tels propos surtout qu’ils sont prononcés par une personnalité dont l’audience est considérable dans le monde musulman ». Nabil Ennasri Les 7 défis capitaux, Saba, 2014, page 84-85.

[6] Renaud Cornand La gauche, (et la science, la république) en danger http://lmsi.net/La-science-et-la-gauche-et-la Trois interventions successives ont nourri cette campagne : une tribune (Le Point le 28 novembre 2018), un article de L’Observateur le 30 du même mois complété par un interview d’une ministre. Le thème du dit ouvrage, ainsi que les articles du Point et de L’Obs ont été repris à son compte dans Le Monde du 11 janvier 2019 par Michel Guerrin, rédacteur en chef, dans un article titré « Quand la race s’invite à l’université».

[7] Communautarisme au demeurant très largement imaginaire comme l’établissent les études sereinement conduites sur la question notamment par Nilufer GÖLE, Musulmans au quotidien : une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, Paris, 2015.