Le collectif de journalistes Disclose a publié la semaine dernière une note confidentielle de la Direction du renseignement militaire, datée du mois d’octobre 2018, qui confirme que des armes vendues par la France sont utilisées au Yémen, où la coalition emmenée par l’Arabie saoudite mène depuis 2015 une guerre qui a fait des dizaines de milliers de victimes civiles : il s’agit notamment – nous verrons plus loin que cette donnée particulière est ici de quelque importance – de chars Leclerc produits par le groupe français Nexter (ex-GIAT Industries).

Les services du Premier ministre Édouard Philippe, sollicités par Disclose, leur ont fait, trois mois après que sa ministre de la Défense avait quant à elle soutenu qu’elle n’avait « pas connaissance » que des armes françaises « soient utilisées directement au Yémen », cette réponse qui la contredit en partie  : « À notre connaissance, les armes françaises dont disposent les membres de la coalition sont placées pour l’essentiel en position défensive, à l’extérieur du territoire yéménite ou sur des emprises de la coalition, mais pas sur la ligne de front. » 

Problème : ces différentes affirmations gouvernementales sont inexactes, et il est très facile de le vérifier – en deux temps.

« L’implication » des chars Leclerc « a fortement impressionné »

 Le 2 mars 2016, en effet : Stéphane Mayer, président-directeur général de Nexter, est longuement auditionné, à l’Assemblée nationale, par les membres de la commission de la défense nationale et des forces armées.

Gilbert Le Bris, député socialiste de la huitième circonscription du Finistère, qui s’est rendu « quelques jours » auparavant à Riyad (1), lui pose cette double question, où n’entre, semble-t-il, aucun excès de prévenance humanitaire : « Concernant les chars Leclerc, utilisés semble-t-il avec un certain succès par les Émirats arabes unis au Yémen, pouvez-vous nous dire – si cela ne relève pas du secret absolu – si l’Arabie saoudite serait intéressée ? Par ailleurs, auriez-vous les capacités suffisantes pour répondre en même temps aux commandes passées par les Émirats arabes unis et par la France ? »

Philippe Meunier, député LR de la treizième circonscription du Rhône, manifestement gagné, lui aussi, par un début d’enthousiasme, renchérit : « Les chars Leclerc ont démontré leur capacité au combat, ce qui prouve que la France est elle aussi capable de fabriquer des engins chenillés. »

Et le PDG de Nexter leur répond : « Pour ce qui est des chars Leclerc, je vous confirme que leur implication au Yémen a fortement impressionné les militaires de la région. (…) Par ailleurs, je n’ai pas connaissance de goulets d’étranglement qui empêcheraient Nexter Systems d’honorer ses engagements à l’égard de la France et des Émirats arabes unis. Nous avons des contrats de rénovation avec la France pour 200 chars Leclerc ainsi que le contrat de maintien en condition opérationnelle ; pour les Émirats, nous fournissons des pièces de rechange. Il n’y a pas de problème de capacités. »

Dès le mois de mars 2016, donc : ces parlementaires français savent pertinemment – c’est le PDG du groupe qui a produit ces tanks (et qui continue de fournir aux Émirats les pièces de rechange nécessaires à leur maintenance) qui le leur confirme, et qui se félicite de ce que ces engins aient produit sur les militaires de la coalition une si forte impression – que des chars Leclerc émiratis sont engagés au Yémen.

Mais, loin de s’en offusquer : ces députés paraissent plutôt s’en contenter, et l’un d’eux, socialiste, semble même espérer que l’Arabie saoudite voudra bien, elle aussi, en acheter quelques exemplaires.

Des chars « en action offensive dès le début de leur engagement »

Sept mois après cette audition, en décembre 2016 : un officier français, instructeur à l’École de cavalerie, tire, dans un billet publié sur le blog du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), les premières « leçons de l’engagement des chars Leclerc au Yémen », et constate à ce moment-là que ces tanks sont bel et bien engagés, contrairement donc à ce que prétendent aujourd’hui les collaborateurs d’Édouard Philippe, dans des actions offensives.

« Dans le cadre de l’opération  “Restaurer l’espoir“ de la coalition arabe au Yémen contre les rebelles houthis, les Émirats arabes unis ont déployé 70 à 80 chars Leclerc depuis le printemps 2015 », explique d’abord cet observateur averti.

Puis il ajoute : «   Il s’agit du premier engagement au combat du principal char de bataille français par une armée étrangère. »

Puis encore, et surtout, il apporte ces précisions, qui valent d’être citées un peu longuement : « Les unités Leclerc ont été employées pour remplir plusieurs missions dans des contextes variés. Les chars ont été répartis dans deux bataillons blindés au sein d’une brigade blindée (…). Ces unités furent tout d’abord employées en zone urbaine ou périurbaine, en action offensive dès le début de leur engagement pour la bataille d’Aden (mars-juillet 2015) puis pour la prise de la base aérienne d’Al-Anad.  Peu de temps après la conquête de cette base, le premier bataillon blindé se retrouva en posture défensive et mena des contre-attaques en zone urbaine et montagneuse (…). Par la suite, les forces émiriennes ont employé les Leclerc du second bataillon blindé dans des actions offensives en zone montagneuse autour de Ma’rib ou en zone urbaine sur Sabr. (…)  Les chars servirent également (…) en appui-feu au profit de l’infanterie ou en position statique pour la protection des PC. »

Cela fait donc trois ans que tout le monde, à Paris, sait pertinemment que des armes françaises sont utilisées au Yémen, et qu’elles sont engagées dans des actions offensives – mais il est vrai aussi que dès lors que des parlementaires qui pourraient exiger que cesse ce gigantesque scandale font plutôt le choix de se féliciter d’abord de ce que la France sache fabriquer des engins chenillés : il risque de durer encore…

(1) Où il coprésidait une délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.