Ce 16 janvier 2019, deux salariés du Figaro devisent devant une caméra : leur entretien sera ensuite mis en ligne sur le site du quotidien du groupe Dassault.

Il s’agit, d’une part, d’Éric Zemmour, chroniqueur ultraréactionnaire, et d’autre part de Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro magazine – qui recueille avec gourmandise « les insolences » de son interlocuteur.

Que sont exactement ces prétendues impertinences ?

Zemmour, aiguillonné donc par Roquette, soutient que « l’esprit Charlie », synonyme selon lui de « liberté d’expression » et « d’opinion », mais aussi « d’irrévérence », « d’insolence » et « d’anticléricalisme », est « en train de disparaître ».

Il précise : « Jamais, me semble-t-il, depuis très longtemps, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté d’irrévérence n’a été aussi corsetée qu’aujourd’hui. »

Puis il ajoute : « Ça a commencé avec l’islam. On a d’abord dit : “Je suis Charlie, d’accord, mais pas d’amalgame.“ Bon, au début, on s’est dit, naïvement : “Ben oui, c’est normal, on peut critiquer l’islam, mais on va pas attaquer tous les musulmans en même temps. C’est logique.“ En fait, on s’est aperçus très vite que c’était une embrouille, et que ce “pas d’amalgame“ permettait de ressusciter le délit de blasphème. Dès qu’on touchait à l’islam, on disait : “Pas d’amalgame, on n’a pas le droit, et cetera.“ Puis après on est sortis de l’islam, et y a eu d’autres vaches sacrées qui ont été érigées, y a eu les femmes, les homosexuels, les migrants, on n’avait plus le droit de critiquer personne, on n’avait plus le droit de se moquer de personne, immédiatement (…) on était porteur de haine et donc il fallait se taire. » 

Guillaume Roquette, manifestement ravi, conclut : « Merci, Éric Zemmour. »

Menaces de mort 

Il y aurait bien sûr beaucoup à dire de cet ahurissant échange, et par exemple du fait que l’affirmation selon laquelle il serait impossible de « toucher à l’islam » est quelque peu délirante, dans un pays où la stigmatisation des musulman·e·s est tout au contraire devenue, depuis vingt ans, une discipline médiatique à part entière – et dans laquelle, d’ailleurs, Le Figaro s’illustre par un persistant acharnement.

Mais retenons ici qu’au mois de janvier 2019, ce journal déplorait donc que « l’irrévérence », « l’insolence » et « l’anticléricalisme » soient « en train de disparaître ».

Pourquoi est-ce intéressant ?

Parce que trois mois plus tard, Le Figaro ne semble plus (du tout) être si fermement attaché à cette bouleversante défense de la « liberté d’expression » et d’ « opinion ».

Cette semaine, en effet : des dirigeant·e·s de l’UNEF ont produit, après l’incendie de Notre-Dame, et à contre-courant de l’émotion dominante, quelques tweets radicalement insolents – qui leur ont valu d’essuyer, sur les réseaux, des torrents d’insultes, assorties parfois de menaces de mort.

Mais, curieusement, Le Figaro, plutôt que de se féliciter de cette « irrévérence », mélangée peut-être d’un peu d’ « anticléricalisme », s’est joint à cette dénonciation – publiant même une tribune dont le titre dit parfaitement l‘indescriptible extravagance : « L’indifférence de militants de l’Unef devant Notre-Dame, ou le vrai visage des enfants de Bourdieu. »

De sorte qu’on en viendrait presque – presque – à se demander si la liberté d’expression, telle que la conçoit ce journal, ne se limiterait finalement pas à la profération décomplexée de critiques et de moqueries visant, pour reprendre les mots d’Éric Zemmour, « l’islam, les femmes, les homosexuels » et « les migrants »