Paru juste avant la rentrée scolaire, le livre de Bernard Ravet, « Principal de collège ou imam de la République ? » (éditions Kero) se veut être un cri d’alarme. L’ancien principal de trois collèges des quartiers défavorisés de Marseille y dénonce leur « islamisation » galopante. Abderrahim Bouzelmate, issu des cités du nord de Marseille, est auteur et professeur de français dans un de ces collèges classés REP+ (Réseau éducation prioritaire). Pour lui, l’expression religieuse marquée des adolescents est surtout une attitude de défi. L’enseignant nuance les propos du principal de collège. Entretien.

LeMuslimPost : En tant que professeur, le livre de Bernard Ravet vous parait-il être un constat objectif de la situation scolaire à Marseille?

Abderrahim Bouzelmate : Ce qui me gêne d’emblée c’est qu’il a été écrit par un principal de collège, qui ne croise les élèves que lors des conseils de discipline, les conseils de classe ou lors de convocation avec les parents. Pour moi, ce livre aurait eu beaucoup plus de poids s’il avait été écrit par des professeurs car nous sommes en contact direct avec les jeunes au quotidien.

Dans votre collège, situé lui aussi dans les quartiers nord de la ville, avez-vous observé comme lui une montée du « fanatisme religieux musulman » ?

Je ne parlerai pas de fanatisme religieux, loin de là. Il y a certes une pratique de l’Islam importante dans ces collèges, mais de fait, ils sont fréquentés à 90 % par des élèves musulmans. Il est vrai qu’on observe des élèves beaucoup plus pratiquants que dans les années 90, surtout pendant le mois de Ramadan. Ces élèves ont souvent des discussions autour de la religion, mais ils en parlent comme un sujet du quotidien. Je n’ai jamais entendu des collègues parler de fanatisme religieux chez les élèves. On voit de plus en plus de jeunes filles remettre le voile dès la sortie de l’école, il arrive aussi qu’il y ait des débats sur l’origine de l’humanité en cours de biologie, mais ce n’est pas dramatique. Ce qui est le plus agaçant, c’est que les élèves ramènent souvent beaucoup de choses à la religion, ou plutôt à la tradition. Ils parlent en arabe, disent des expressions toutes faites et les profs n’aiment pas car ils ne comprennent pas pour la plupart.

On a fait grand bruit des repas de substitution pour rien, alors que les établissements s’organisent déjà.

Rencontrez-vous des problèmes liés à la religion dans votre établissement?

Dans mon collège, quelques tensions peuvent subvenir pendant le mois de Ramadan. Je vois des élèves qui jeûnent dès la 6e et, pour moi, c’est une aberration. Ces élèves sont encore en pleine croissance et ils le font surtout par émulation. Le jeûne du mois de Ramadan est un moment de spiritualité, mais les élèves en souffrent plus qu’ils n’en profitent. Certains ne comprennent pas que leurs camarades ne jeûnent pas et cela crée des accrochages, notamment avec un accompagnateur pédagogique l’année dernière. 

On a beaucoup parlé des menus de substitution avec ce qui s’est passé à Chalon. Etes-vous pour ou contre les repas dits de substitution à l’école ?

On a fait grand bruit des repas de substitution pour rien, alors que les établissements s’organisent déjà. Je suis pour la diversité des repas mais pas exclusivement pour les musulmans. Il y a de plus en plus d’élèves qui refusent de manger de la viande. Il ne faut pas distinguer une communauté parmi les élèves et les diviser.

On évoque souvent le refus de certains jeunes « d’adhérer aux valeurs de la République ». Qu’en pensez-vous ?

Les élèves ne savent même pas ce que sont les valeurs de la République. Il n’y a pas un refus d’adhésion calculé. L’adolescence est une période de défi face aux adultes. L’expression religieuse devient parfois un moyen de défi parmi d’autres. Je parlerais même volontiers d’un phénomène de mode chez certains collégiens. Dans les cités à Marseille, les imams qui y prêchent sont des jeunes qui se sont formés eux-mêmes avec une vision binaire, « haram » ou « halal ». Nos élèves en sont victimes, car ils sont en contact avec eux et rapportent à l’école ce qu’ils entendent. Pour moi ce sont plutôt ces imams-là qui sont contre les valeurs de la République.

Connaissez-vous ces livres prosélytes et dangereux donnés aux jeunes dans les mosquées dont parle Bernard Ravet ?

Oui, j’ai vu dans les cités à Marseille ces petits livres en noir, avec des linceuls sur la couverture et des descriptions horribles. Ils sont traumatisants et dégoutent de la vie. Je n’ai jamais connu ça dans la religion musulmane. Des « pseudo-imams » parlent de mort, de souffrances dans la tombe et malheureusement les jeunes sont captivés par ce genre de discours. Je salue les élèves qui, malgré cela, restent joyeux et heureux de venir à l’école.

En tant que musulman et professeur de français, qu’est-ce qui vous inquiète le plus chez les jeunes ?

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont la banalisation de la violence et les règlements de compte. Les élèves ont intégré cela comme quelque chose de normal. Ce qui me soucie aussi, c’est cette concurrence entre l’enseignement de l’école et l’enseignement délivré à la mosquée. Certaines mosquées ne rendent ni service à l’Islam, ni à la République. Elles sont ennemies de toutes pensées. Nous, les enseignants, face aux élèves qui pensent de façon binaire, nous essayons de leur apporter de la nuance. Mon prochain livre à paraître s’appelle d’ailleurs « La crise de la nuance », dans lequel je parle beaucoup de l’école et de l’apport de la langue française.

Les conditions de vie dans les quartiers nord de Marseille sont désastreuses.

Vous écriviez dans un article que « la langue française peut être un rempart contre la violence et l’endoctrinement ». Dans quelle mesure ?

J’ai longtemps vécu dans les quartiers nord de Marseille et j’ai été sauvé par la langue française. Quand on la maîtrise, elle nous permet d’exprimer nos émotions, de se débarrasser de nos frustrations. Nous avons beaucoup de textes de la littérature française dans lesquels les élèves peuvent trouver un refuge. Mes élèves de 3e ont lu « Germinal » et ils étaient révoltés par les souffrances des ouvriers. Les passerelles sont très simples. Mais il faudrait d’abord que les élèves accèdent à la langue française en allant vers plus de richesse au niveau du lexique. Les élèves le constatent par eux-mêmes car, dans le rap, il faut toujours trouver la « phrase qui tue ». Ils comprennent de manière indirecte que la langue française est libératrice. J’aimerais aussi que la langue française joue ce rôle d’ouverture au monde et aux autres que la langue arabe a joué en Andalousie. Elle a en effet permis aux juifs, aux chrétiens et aux arabes de discuter ensemble autour de la poésie, de la littérature, des sciences.

Bernard Ravet affirme que l’aide vient davantage de la police que du rectorat dans ces collèges réputés difficiles. Attendez-vous plus d’aide de la part de l’Education Nationale ?

Si on veut régler le problème de l’école, il faut d’abord régler d’abord les problèmes des cités. Les conditions de vie dans les quartiers nord de Marseille sont désastreuses. Il y a eu une ségrégation qui a été mise en place et qui est voulue. Vu d’en haut, on voit comment Marseille est coupée en deux. Mais il n’y a pas de volonté politique pour casser les cités. Marseille a trente kilomètres de littoral et beaucoup trop de jeunes ne savent pas nager (80 % à 90 % des élèves ne sauraient pas nager à Marseille à leur entrée en 6e, chiffres de 2015, ndlr). A l’école, nous devrions aussi organiser plus d’ateliers de lecture et d’écriture.

Devrait-on discuter avec les jeunes de la religion à l’école ?

Il y a des questions liées à la religion qu’il ne faut pas éluder selon moi. Je prends quelques minutes parfois en cours, pour y répondre. Il n’y a malheureusement pas d’espace dédié pour en discuter et les professeurs ne sont pas formés pour cela. Mais je comprends cette frilosité en France à parler de religion à l’école. Aujourd’hui, la laïcité est fragilisée de toute part, entre ceux qui disent la défendre mais la transforment en une religion et par ceux qui disent que la laïcité est contre eux alors qu’elle est de leur côté. Je travaille beaucoup sur l’esprit de Cordoue, sur le vivre-ensemble et j’essaie de revaloriser le terme de « laïcité » auprès des élèves.